Parution

 

Pleins feux sur les femmes  (in)visibles


Coordination éditoriale de Elsa Chaarani LesourdLaurence DenoozSylvie Thiéblemont-Dollet

Les dispositifs narratifs de la mise en (in)visibilité des « grandes femmes » de la littérature ukrainienne 

par Galyna DRANENKO




Mykhaïlo Haïdaï (1878-1965)


Mykhaïlo Haïdaï (1878-1965) est un folkloriste et collectionneur des chants populaires anciens, chef d’orchestre et dirigeant d’une chorale, musicologue et compositeur éminent ukrainien. La culture du peuple de son pays a été son principal objet de recherche. 
Il est né le 21 novembre 1878, dans une famille de paysans pauvres, dans le village de Dan’kivtsi (région de Poltava). Par la suite, la famille déménage à Kyïv, où Mykhaïlo grandit. Il fait des études de musique, du chant et du dessin. Doué en chant et en musique, il réussit vite. Pourtant, il ne peut pas tout de suite transformer sa passion en métier qui lui permettra de gagner sa vie. A l’âge de 20 ans, il devient un employé de poste à Jytomyr où, malgré tout, il continue à exercer des activités musicales. Et, à partir de 1905, il devient professeur de chant dans des divers établissements scolaires. Il dirige également des différentes chorales, autant religieuses que laïques. A cette époque, Jytomyr est un centre culturel et intellectuel ukrainien. Mykhaïlo Haïdaï communique et correspond avec les plus grands compositeurs ukrainiens de son temps (M. Lyssenko, M. Leontovytch, K. Stetsenko, entre autres). Ils apprécient fortement les oeuvres musicales de leur jeune collègue. A cette époque, Mykhaïlo Haïdaï décide de rédiger l’Histoire de la musique ukrainienne dès ses origines. 
A partir de 1914, il enregistre les mélodies et les paroles des chants populaires dans les villages de la région. En 1920, il en a déjà collectionné 210 dont plusieurs oubliés et peu connus. Quand la République indépendante ukrainienne (1918-1920) est proclamée, il est nommé membre-correspondant de l’Académie des sciences de l’Ukraine. A partir de 1919, la recherche et la direction des chorales des chants classique et folklorique deviennent son activité constante jusqu’à la fin de ses jours. 
En 1924, il s’installe à Kyïv. La veille du départ en tournée en France de la fameuse chorale “Doumka” qu’il codirige, il est arrêté, dépouillé de ses fonctions professionnelles et du droit de rendre publiques ses œuvres musicales. Il compose sans espoir de voir un jour ses créations être écoutées par le public. La fixation du patrimoine musical folklorique et historique, répandu avant sur le territoire de l’Ukraine et disparaissant furtivement dans le pays soviétique, devient son principal objectif. En tout, il enregistre et décrit scientifiquement plus de 5 000 chants (ukrainiens, juifs, grecs, arméniens, balkars, tatars, etc.). 
Travaillant dans les différents organismes de recherche en éthographie soviétiques, il publie certains de ses travaux. Il étudie plus particulièrement les origines communes de la polyphonie en Europe. En 1947, il crée une chorale de chants religieux qui obtient une grande notoriété en URSS. Plusieurs personnalités venaient exprès à Kyïv pour écouter la chorale de Haïdaï. Mykhaïlo Haïdaï a été également poète et peintre, et son approche à l’art musical est poétique (« images poétiques du chant ») et picturale (« les teintes du chant »). Mykhaïlo Haïdaï meurt, en 1965, à Kyïv. La plupart de ses travaux restent non-publiés.

Mykhaylo Kotsubynskiy Les ombres des ancêtres oubliés (début)

Mykhaylo Kotsubynskiy

Les ombres des ancêtres oubliés

Traduction de Tetyana Bonnal

Ivan fut le dix-neuvième enfant de la famille houtsoulienne des Paliytchouk. Le vingtième et dernier fut Annytchka.
    On ne sut jamais si c’était le bruit éternel du fleuve de Tcheremoch et les lamentations des torrents des montagnes qui remplissaient la chaumière solitaire sur la haute kytchera – la colline, ou la tristesse des forêts noires des sapins qui effrayèrent l’enfant -, mais Ivan pleurait toujours, criait la nuit, grandissait mal et regardait sa mère avec un regard profond et sage comme celui d’un vieillard, - et sa mère angoissée détournait son regard. Plus d’une fois elle pensa apeurée que ce n’était pas son enfant. La femme ne fut  pas prudente pendant ses couches, elle enfumait la maison, elle n’allumait pas la bougie, - et la diablesse maligne réussit à échanger l’enfant humain contre son diablotin.
L’enfant grandit très lentement, mais tout de même il grandit, le temps passa et il fallait déjà lui coudre un pantalon. Et il resta toujours bizarre. Il regardait devant lui mais il voyait des choses lointaines et inconnues aux gens, ou bien il criait  sans cesse. Les gatchi- son petit pantalon - lui tombaient, et il restait debout au milieu de la chaumière les yeux fermés et il criait la bouche grande ouverte.
Alors la mère enlevait sa pipe de la bouche, elle levait la main sur lui et elle criait férocement :
- Ca suffit ! Eh, toi fils de diable. O si tu pouvais disparaître dans le lac ou  devenir une bûchette ! 

Et il disparut.
Il descendit dans les tsarinkas – les prairies vertes, il fut  tout petit et blanc comme une coupole de pissenlit, sans peur il se rendit dans la forêt obscure où les gadjougues – les sapins- bougèrent leurs branches au-dessus de sa tête comme des ours avec leurs pattes.
D’ici il regardait les montagnes, les cimes proches et lointaines qui bleuissent dans le ciel, il regardait les forêts noires de sapins avec leur souffle bleu, la verdure claire des prairies qui brillent comme des miroirs encadrés par des arbres. Au-dessous, la jeune rivière de Tcheremoch bouillait dans la vallée. Sur les collines lointaines les chaumières solitaires sommeillaient au soleil. Le temps était calme et triste, les sapins noirs envoyaient  sans cesse leur tristesse dans Tcheremoch et le torrent la portait par les vaux et la racontait.

- Iva ! Mo-oy ! – on appelait Ivan de la maison, mais il n’entendait pas, il ramassait les framboises, faisait péter les petites feuilles, sifflait et piaillait à travers les brins d’herbe en essayant de copier les voix des oiseaux et tous les sons qu’il entendait dans la forêt. Noyé dans les herbes il ramassait les fleurs et en ornait son chapeau – kresani. Fatigué, il se couchait sous le foin pendu sur les ostryva – les vieux sapins secs, et les torrents des montagnes chantaient  pour son sommeil et  le réveillaient de leur tintement.
Quand Ivan eut sept ans, il porta déjà son propre regard sur le monde. Il savait beaucoup. Il savait trouver les herbes-guérisseuses – odalen, matrygan - beladonne et  pidoyma, il savait pourquoi pleure l’épervier, d’où vient le coucou, et quand il raconta tout cela à la maison sa mère le regarda avec un air confus : et si l’Autre lui parlait ? Il savait que l’esprit malin règne dans ce monde, que l’aridnyk – la force impure dirige tout, que les forêts sont pleines des sylvains - lisovyk, qui font paître là-bas leur bétail : les cerfs, les lièvres et les biches ; que le tchugayster y erre et invite le passant à danser, en déchirant les pauvres niavkas –les sirènes sylvestres ; il savait que la voix de la hache vit dans la forêt. Plus haut, sur les cimes arides et sauvages qu’on appelle nedeya, les sirènes sylvestres – niavkas - commencent leurs danses incessantes, et dans les roches se cache celui qui disparaît – stcheznyk. Il pouvait en raconter aussi sur les sirènes – rousalkas, qui les beaux jours sortent de l’eau pour chanter des chansons, inventer des fables et des prières sur les noyés, et qui après le coucher du soleil sèchent leurs corps pâles sur les pierres dans la rivière. Les esprits malins sans nombre remplissent les roches, les bois, les défilés de montagnes, les maisons et les clôtures, et ils attendent toujours un homme chrétien ou le bétail pour  leur faire du mal.

Plus d’une fois en se réveillant la nuit dans le silence hostile, il trembla plein de terreur.
Le monde entier semblait un conte de fées plein de merveilles, mystérieux, attirant et effrayant.

Dès lors il eut ses obligations – on l’envoya paître le bétail. Il poussait dans la forêt ses vaches – Jovtania et Goloubania, et quand elles commencèrent de se noyer dans les vagues des herbes de la forêt et dans les sapins tout jeunes, et de lui répondre de la profondeur des herbes comme du dessous des eaux, avec le tintement triste de leurs sonnailles, il se mit sur la pente de la montagne, prit sa flûte – sopilka et joua les chansons simples qu’il apprenait chez les adultes. Mais cette musique ne le satisfit pas. De dépit il jeta sa flûte et écouta les autres mélodies qui vivaient en lui – des mélodies vagues et imperceptibles.
Le bruit sourd de la rivière montait d’en bas vers Ivan et inondait les montagnes, et de temps en temps le tintement transparent de la clochette tombait dans l’eau. Les montagnes attristées et embaumées de la tristesse des ombres des nuages, regardèrent derrière la branche d’un sapin et effacèrent le sourire pâle des prairies. A chaque instant les montagnes changeaient leur humeur : quand la prairie riait, la forêt s’assombrissait. Et comme il était difficile de regarder fixement dans le visage changeant des montagnes, il était de même difficile pour l’enfant d’attraper la mélodie illusoire d’une chanson qui tournait et battait  ses ailes tout près de l’oreille, mais ne se laissait pas attraper.
Une fois il quitta ses vaches et grimpa sur le sommet de la montagne. Il monta de plus en plus haut par un sentier presque invisible dans le maquis de la fougère pâle, dans les broussailles de la framboiseraie et de la ronce. Il sautait facilement d’une pierre à l’autre, franchissait les troncs d’arbres tombés, il se fraya un passage à travers les branches des arbustes. Le bruit éternel de la rivière monta avec lui de la vallée, les montagnes grandirent et du fond du dôme du ciel apparut le fantôme bleu de Tchornogora – la montagne noire. Les herbes pleureuses toutes longues couvraient maintenant les pentes de la montagne, les sonnailles des vaches répondirent comme un soupir lointain, Ivan trouva  les grosses pierres qui créaient plus loin sur le sommet un chaos de roches brisées avec les dessins des lichens étouffés comme dans les bras de la vipère dans les racines des sapins. Sous les pieds d’Ivan les mousses de soie rousse, dures et molles  couvrirent chaque pierre. Les mousses chaudes et tendres cachèrent à l’intérieur l’eau des pluies d’été dorée par le soleil, elles se courbèrent et  embrassèrent ses pieds comme un coussin de duvet. La verdure au feuillage touffu des baies de la forêt enfonça ses racines dans la mousse et au-dessus elle versa la rosée des baies rouges et bleues.

Ici Ivan s’assit pour se reposer.
Les aiguilles des sapins sonnèrent doucement au-dessus de sa tête en se mêlant avec le bruit de la rivière, le soleil remplit d’or la vallée profonde et il appliqua la couleur verte sur les herbes ; plus loin la fumée bleue d’un feu – vatra - se leva dans le ciel, et du sommet de l’Igryts le tonnerre descendit dans un bourdonnement velouté.
Mais Ivan ne bougeait pas, il écoutait en oubliant complètement qu’il devait s’occuper de ses vaches.
Et soudain, dans un silence au beau timbre il entendit une douce musique qui depuis longtemps tournait insaisissable tout près de son oreille en le faisant souffrir!  Ivan figé et immobile allongea son cou et avec une concentration pleine d’espoir il capta la mélodie merveilleuse de la chanson. Les gens ne jouaient pas comme ça – en tout cas il ne les avait jamais entendus. Mais qui jouait là ? Autour de lui il n’y avait que le désert, la forêt solitaire et pas une âme. Il regarda en arrière sur les roches – et il resta pétrifié. Assis sur une pierre comme sur un cheval, apparut - stcheznyk – celui qui disparaît. Il courba sa barbe pointue, inclina ses petites cornes et avec les yeux fermés il souffla dans sa flûte. « Je  n’ai plus mes chèvres … Je n’ai plus mes chèvres…. » - dit-il en versant son chagrin dans sa flûte. Mais d’un coup les cornes se levèrent, les joues s’enflèrent et les yeux s’ouvrirent. « Elles sont là mes chèvres… Elles sont là mes chèvres… » -  les sons se mirent à bondir, et Ivan épouvanté vit que des têtes de boucs sortaient des arbustes et secouaient leurs barbes.
Il voulait partir en courant – et il ne pouvait pas. La peur l’avait cloué sur  place et il cria d’horreur muette, et quand enfin il reprit sa voix, le stcheznyk s’était élancé là-haut. Il disparut brusquement dans la roche, et les boucs devinrent les racines des arbres abattus par le vent.
Maintenant Ivan courait en bas, vite et à l’aveuglette, il déchirait les embrassades traîtresses des ronces, il rompait les branches sèches, glissait sur les mousses brillantes et avec frayeur il entendit que quelqu’un le poursuivait. Enfin il tomba. Combien de temps il resta allongé, il ne s’en souvint pas.
Quand il reprit ses sens et put voir des endroits qu’il connaissait bien,  il se tranquillisa un peu. Tout étonné, il écouta quelque temps. Il lui semblait que la chanson résonnait en lui. Il prit sa flûte. Au début cela ne marchait pas, la chanson ne lui réussissait pas. Il recommença à jouer, il força sa mémoire et attrapa certains sons, et quand enfin il retrouva ce qu’il avait cherché depuis toujours, ce qui avait troublé sa paix, – une chanson merveilleuse et inconnue planant sur la forêt, la joie entra alors dans son cœur, elle versa le soleil sur les montagnes, sur la forêt et sur les herbes, elle murmura dans les torrents, elle mit Ivan debout et il en lança sa flûte dans l’herbe, et avec la main sur la hanche s’emporta dans la danse. Il remuait ses jambes, se levait avec légèreté sur la pointe  des pieds, il frappait la terre avec ses talons nus, faisait des figures et s’accroupissait. « J’ai mes chèvres… J’ai mes chèvres… » - quelque chose chantait en lui. Un petit garçon blanc sursautait sur une tache ensoleillée de la clairière qui pénétra dans le royaume sombre des sapins, et comme un papillon il voltigeait d’une branche à l’autre, et les deux vaches – Jovtania et Goloubania qui avaient passé leurs têtes à travers les arbustes le regardaient amicalement et, en ruminant leur pâture, faisaient sonner leurs clochettes pour accompagner sa danse.
De cette façon il trouva dans la forêt  la musique qu’il cherchait.

Dans la maison familiale, Ivan était souvent frappé d’anxiété et de chagrin. Il se souvenait de la trembita – une longue trompette de bois – qui tremblait devant leur maison en racontant la mort aux montagnes et aux vallées : la première fois – quand un arbre écrasa dans la forêt son frère Oleksa, et la deuxième – quand son frérot Vassyl – un jeune homme beau et joyeux - périt haché par des haches dans une bataille avec le clan des ennemis. C’était le fruit d’une vieille animosité entre sa famille et celle des Goutenuk. Et bien que tout le monde dans sa famille écumât de rage et de colère  contre ce clan diabolique, personne ne put raconter à Ivan d’où était venue cette animosité. Ivan aussi brûlait d’envie de se venger, il saisissait la petite hache – bartka de son père encore trop lourde pour lui et il était déjà prêt à se jeter dans la bataille.   
Il n’est pas vrai qu’Ivan fut le dix-neuvième enfant  et sa sœur Annytchka la vingtième. Leur famille ne fut pas si nombreuse : deux parents et cinq enfants. Les quinze autres  reposent dans le cimetière à côté de l’église.
Toute la famille était très pieuse, ils aimaient aller à l’église et surtout à la fête de la paroisse. Là ils pouvaient voir les familles de leurs parents éloignés qui vinrent se fixer dans les villages des alentours, et le cas échéant ils pouvaient même se venger des Goutenuk pour la mort de Vassyl et pour tout le sang qui coulait des braves Paliytchuks.

Cette année les plus beaux habits sortirent des coffres : les nouveaux pantalons rouges, les keptars multicolores - les vestes courtes de peau de mouton, les tchérés –les anciennes ceintures de cuir très large avec de l’espace pour garder les choses précieuses, ornées avec les clous, les jupes – zapaskas, d’une seule pièce de tissu multicolore, les châles rouges de soie et même un baluchon magnifique, blanc comme la neige que sa mère porta avec un bâton sur son épaule avec ménagement. Ivan aussi obtint un nouveau chapeau et un manteau – dziobnia qui lui frappait les jambes.
Les chevaux furent sellés et le cortège somptueux alla sur les sentiers étroits des montagnes et tressa le chemin de la haute montagne avec les coquelicots rouges. Les gens vêtus pour la fête s’étendirent sur les montagnes, dans les vallées et sur les cimes. Soudainement la multitude verte des prairies  s’épanouit, le flot de plusieurs couleurs flotta le long de Tcheremoch, et quelque part très haut, sur la couverture noire des bois de sapin, le toit rouge d’un parasol houtsoulien flamboya sous le soleil du matin. Peu de temps après Ivan vit la rencontre des clans ennemis. Ils sortaient déjà de l’église et son père était un peu saoul. Et d’un coup une bousculade se créa au milieu de la route étroite entre la roche et la Tcheremoch. Les chariots, les cavaliers et les piétons, les femmes et les enfants s’arrêtèrent et s’entassèrent. 
On ne sut pas pourquoi les haches de fer commencèrent à briller et à sauter devant les visages, dans des hauts cris qui apparurent dans le tourbillon. Les clans se tenaient comme le silex et l’acier – les Goutenuk contre les Paliytchouk, - et avant qu’Ivan eût compris de quoi il s’agissait, son père leva la hache et le fer frappa le visage de quelqu’un, et le sang jaillit, inondant le visage, la chemise et la belle veste ornées de rubans. Les femmes crièrent et se mirent à séparer les hommes, mais un homme avec le visage rouge comme son pantalon de fête blessa avec sa hache la tête d’un ennemi, et le père d’Ivan chancela comme un sapin coupé. Ivan se jeta dans la bataille. Il ne se souvenait pas de ce qu’il faisait. Une force le souleva. Les adultes lui marchèrent sur les pieds et il ne put aller  vers la bataille. Tout chaud et emporté par la colère il choqua  contre une fillette qui tremblait de peur à côté d’un chariot. Ah, oui ! C’était certainement une fille des Goutenuks ! Et sans réfléchir il la frappa au visage. Le visage se crispa, elle serra contre la poitrine sa chemise et elle se mit à courir. Ivan la rattrapa au  bord de la rivière, il tira fortement sur sa poitrine et déchira la chemise. Les nouveaux rubans tombèrent au sol, et la fillette commença à les défendre. Mais il les arracha et les jeta dans l’eau. La petite fille toute tordue le regardait le sourcil froncé avec  ses yeux noirs et elle déclara calmement :
- Ce n’est rien… J’en ai d’autres… encore plus beaux.  
Comme si elle voulait le consoler.
Le garçon restait muet et étonné par le ton délicat de la fille.
- Ma maman m’avait acheté la nouvelle jupe et des postoly – (les chaussures traditionnelles d’un seul morceau de peau très molle et sans semelle qui se serrent avec les cordes), et les bas – kaptchury – avec la dentelle, et….
Il ne savait toujours pas quoi dire.
- Je vais me chausser avec des belles chaussures et je serai alors une belle fille…
Il se sentit jaloux.
-Mais moi, je sais déjà jouer de la flûte…
- Notre Fedir  a fabriqué une belle flûte et il joue si…
Ivan bouda.
- J’ai déjà vu le stcheznyk – celui qui disparaît.
Elle tourna vers lui son regard incroyable.
- Et pourquoi donc tu te bats ?
- Et pourquoi donc tu étais à côté de ce chariot ?
Elle réfléchit un peu sans savoir quoi répondre et ensuit elle commença à chercher quelque chose sur elle.
Enfin elle trouva un long bonbon.
- Ouf !
Elle en mangea une moitié et lui donna l’autre avec un geste grave et plein de confiance.
- Prends !
Il hésita mais il le prit.
Maintenant ils étaient assis côte à côte, ils oubliaient les cris de la bagarre et le bruit sévère de la rivière, et la fillette lui raconta qu’elle s’appelait Maritchka, qu’elle faisait paître déjà les petites brebis, qu’une certaine Martsynova – aveugle d’un œil - leur volait la farine… et autres choses intéressantes, proches et claires  pour les deux, et le regard mat de ses yeux noirs pénétrait dans le cœur d’Ivan.

Pour la troisième fois la trompette - trembita sonna la mort dans la maison solitaire sur la haute colline : car le vieux Paliytchouk mourut le deuxième jour après la bagarre.
Dans la famille d’Ivan, la mort du maître de maison entraîna une époque pénible. La désorganisation gagna la famille, le bonheur s’en fut, les champs et les prairies se vendaient l’un après l’autre, et le bétail fondait on ne savait comment, comme au printemps la neige fond sur la montagne.

Mais dans la mémoire d’Ivan la mort de son père vivait moins longtemps que sa rencontre avec la petite fille qu’il avait offensée injustement et qui lui avait donné son bonbon d’un geste plein de confiance. Sa vieille tristesse prit une forme nouvelle.  Elle l’attira inconsciemment vers les montagnes, et le mena  sur les collines voisines, vers les forêts et les vallées où il pouvait rencontrer Marischka. Et enfin il la rencontra : elle faisait paître les agneaux.
Marischka le reçut comme si elle l’attendait depuis longtemps : il commença à paître les brebis avec elle. Et oui ! Que ses vaches Jovtania et Goloubania fassent sonner leurs sonnettes et mugissent dans la forêt, et que lui fasse paître les agneaux. Et ils les paissaient ensemble !

Les petites brebis en se cachant dans la fraicheur des sapins regardaient de leurs yeux bêtes les deux enfants qui se roulaient dans la mousse et faisaient résonner dans le silence le rire de la jeunesse. Fatigués, ils grimpaient sur les roches  blanches et regardaient avec effroi  l’abîme d’où le fantôme noir de la montagne se levait rapidement et respirait la couleur bleue, qui ne voulait pas fondre sous le soleil. Dans la fissure entre deux montagnes un torrent volait vers la vallée et secouait sa barbe grise sur les pierres. Il faisait si chaud et on se sentait si seul et horrifié dans le silence éternel gardé par la forêt que les enfants y entendaient leur souffle. Mais l’oreille obstinée attrapait et augmentait jusqu'à des dimensions incroyables le moindre  bruit qui vivait dans la forêt, et souvent il leur semblait entendre une démarche secrète, le bruit sourd d’une hache et l’haleine essoufflée d’une poitrine fatiguée.
- Tu l’entends, Iva ?
- Pourquoi pas ? Je l’entends.
Et tous les deux savaient que c’était une hache invisible qui errait dans la forêt, qui frappait les arbres et respirait essoufflée et fatiguée.

La peur les chassa de là vers la vallée où le torrent coulait plus tranquillement. Dans le ruisseau ils creusaient un endroit profond et en enlevant leurs vêtements ils s’ébrouaient là comme deux petits animaux de la forêt qui ne connaissent pas la honte. Le soleil se reposait sur leurs chevelures claires et les frappait dans les yeux et l’eau glaciale du torrent leur piquait le corps.
Maritchka fut la première qui eut froid, et elle se mit à courir.
- Arrête-toi, - lui criait Ivan. – D’où viens-tu ?
- Je suis de Ya-vo-rov, - claquait des dents Marischka toute bleue.
- Et de quelle famille ?
- Kovaleva.
- Bonjour à toi, Kovaleva ! – Ivan la pinçait et se mettait à la poursuivre jusqu’au moment où ils tombaient sur l’herbe – fatigués mais réchauffés.

Dans le cours du ruisseau - au-dessus duquel brillait comme un soleil une petite fleur jeune et bleuissait la campanule avec ses fleurs-chaussures enfilées sur une branche, -  les crapauds coassaient plaintivement.

Ivan se penchait sur le torrent et demandait :
-  Commère, ma commère, qu’avais-tu préparé ?
- Betterave-borchtch, betterave-borchtch, - coassait  Maritchka…
- Bette-rrrraves, - bette-rrrraves,  - bette-rrraves, - criaient-ils tous les deux avec les yeux fermés, et même les crapauds se taisaient étonnés.

Ils paissaient le bétail d’une telle manière que plus qu’une fois ils en perdirent leurs brebis.
   Quand ils devinrent plus grands leurs divertissements se modifièrent.
   Ivan était maintenant un lehine – un jeune homme élancé et fort comme un sapin ; il peignait sa chevelure avec de l’huile, il portait déjà la large ceinture de cuir et le manteau orné de rubans. Maritchka aussi portait les rubans de jeune fille dans sa tresse, et cela voulait dire qu’elle était prête à se donner en mariage. Ils ne faisaient plus paître les brebis et ils se voyaient uniquement pendant les fêtes ou à l’église. Ils se réunissaient à côté de l’église ou quelque part dans la forêt pour que les familles ne sachent pas comment s’aimaient les enfants de deux clans ennemis. Maritchka aimait quand il jouait de la flûte – floyar. En méditant il tournait ses yeux au-delà de la montagne, comme s’il voyait ce que les autres ne voyaient pas. Il mettait la flûte ornée de dentelle de bois dans sa belle bouche et une chanson merveilleuse et inconnue pour les autres tombait doucement sur les regains verts des prairies où les sapins étendaient leurs ombres. On sentait le froid et le frisson quand les premiers sons sifflants sortaient, comme si les hivers froids étaient tombés sur les montagnes.
Mais voici, le dieu-soleil sort de la montagne et tourne sa tête vers la terre. Les hivers sont abattus, les eaux sont réveillées, et la terre s’est mis à sonner les chansons des ruisseaux. Le soleil est répandu avec le pollen des fleurs, les sirènes sylvestres – niavkas marchent de leurs pas légers sur les prairies, et sous leurs pieds la première herbe engendre sa verdure. Les sapins – smerekas respirent leur souffle vert, les herbes rient de leur rire vert, et dans le monde entier il n’y a que deux couleurs : la verte – la terre, et la bleue – le ciel… En bas Tcheremoch chasse, le torrent amène le sang vert, agité et bruyant des montagnes…
Trembita ! … Tourouray- ra … Tourouroay-ra…

Le cœur des bergers se réjouit, les brebis bêlent en sentant la pâture… La haute montagne froide – polonyna fait du bruit, et des profondeurs des branches sèches et  du chablis l’ours se lève sur ses pattes, il essaie sa voix grasse  et  voit déjà de son œil endormi son butin.

Les averses du printemps frappent la terre, les cimes des montagnes rugissent du tonnerre – et l’esprit du mal souffle le froid du sommet de Tchornogora – de la montagne noire… et puis le soleil arrive – avec son visage véritable de dieu, et il sonne déjà dans les faux qui mettent le foin dans les granges. Une kolomiyka – petite chanson joyeuse - voltige d’une montagne à l’autre, d’un ruisseau vers l’autre – elle est si légère et si transparente qu’on sent que derrière ses épaules  il y a comme des ailes qui tremblotent…

Oh, elle est venue de la polonyna
La petite brebis blanche –
Je t’aime ma belle bien-aimée
Et j’aime tes belles paroles…

Les aiguilles des sapins sonnent doucement, les forêts froides et bleues chuchotent légèrement dans la nuit d’été, les sonnailles des vaches pleurent, et les montagnes font plonger sans cesse leur tristesse dans les torrents.

Un arbre coupé quelque part dans la forêt tombe dans la vallée avec un cri – même les montagnes lui répondent et poussent un soupir, et la trompette houtsoulienne trembita pleure encore une mort… Quelqu’un repose dans l’éternité  après une vie de dur travail.

Le coucou chanta
A côté de Motchilo…
Aujourd’hui il a fini
Sa chanson pour lui…

Maritchka répondait au chant de la flûte comme une pigeonne répond au pigeon sauvage – avec ses petites chansons. Elle en connaissait des tas et des tas. Et elle ne pouvait pas vous dire d’où elles venaient. Il semblait que ces chansons eussent été bercées avec elle dans son berceau, elles s’étaient baignées avec elle dans la bassine, et elles étaient nées dans sa poitrine comme ces fleurs d’ensemencement spontané qui apparaissent sur les prairies. Tout ce que son regard voyait, tout ce qui se passait dans le monde,  une brebis disparue, un garçon amoureux, une fille trompeuse, une vache malade, un sapin bruissant – tout cela prenait la forme d’une chanson légère et simple comme ces montagnes dans leur ancienne vie primordiale.

Maritchka elle-même savait composer ses chansons. Assise par terre à côté d’Ivan elle embrassait ses genoux et se balançait doucement en tapant la mesure de la chanson, ses mollets ronds brûlés par le soleil. Ils étaient nus des genoux jusqu’aux chaussures en cuir,  tout noirauds à côté de tissu de sa chemise, et ses belles lèvres se brisaient d’une manière adorable quand elle commençait :

Un petit coucou me coucoulait
Un coucou gris et si petit
Une nouvelle chanson fut composée
Pour tous les gens du village…

La chanson de Maritchka racontait un évènement connu de tout le monde et encore frais dans la mémoire de tous: elle parlait de Paraska qui ensorcèlerait Andriy et de comment Andriy mourrait de cela  et elle conseillait donc de ne pas aimer les femmes mariées. Elle parlait aussi du chagrin d’une mère dont le fils a péri dans la forêt, écrasé par un arbre. Les chansons étaient simples, tristes et ardentes – elles déchiraient le cœur.  D’habitude elle les finissait ainsi :

Le coucou coucoulait au bord d’un ruisseau,
Ce fut Maritchka d’Ivan qui composa la chanson.

Elle appartenait à Ivan depuis longtemps, depuis l’âge de treize ans. Est-ce que c’était une chose étonnante? En faisant paître les brebis elle vit souvent le bouc qui couvrait la chèvre et le mouton ses brebis – tout était si simple et naturel depuis des temps immémoriaux, et aucune pensée impure ne lui assombrissait le cœur. Il est vrai que les chèvres et les brebis en deviennent grosses, mais la sorcière aide les gens. Maritchka n’avait peur de rien. Derrière sa ceinture sur le corps nu elle portait une gousse d’ail  qui fut mise sous les paroles magiques d’une sorcière, et maintenant rien ne pouvait lui faire de mal. En se souvenant de tout cela, Maritchka souriait d’un sourire narquois et embrassait le cou d’Ivan.

- Ivan, mon bien-aimé, est-ce qu’on restera ensemble pour toujours ?
- Comme Dieu le donnera, ma douce.
- Ah, non ! Nos parents ont une grande haine dans leurs cœurs. On ne sera jamais ensemble.
Alors les yeux du jeune homme devenaient sombres et sa hache s’enfonçait dans la terre.
- Je ne demande pas leur accord. Que chacun fasse ce qu’il veut, et tu seras ma femme.
- Ah, mon Dieu, que dis-tu ?
- Ce que tu entends, ma petite âme.

Et comme de colère contre les parents, il dansait frénétiquement avec Maritchka pendant les danses de village, et même ses chaussures craquaient.

Mais les choses ne marchaient pas comme Ivan le voulait. Sa propriété tombait en ruine, il n’y avait pas assez de travail pour tous, et il fallait aller s’engager.
Ivan était rongé par le chagrin.
- Je suis obligé d’aller dans les pâturages de la haute montagne, ô Maritchka, - Ivan avait le cœur gros par avance.
- Eh, bien, Ivankou, va,  répondit Maritchka obéissante. Nous sommes destinés à ce sort.

Et elle tressa ses chansons sur leur séparation, elle regretta leurs rencontres – maintenant interrompues - dans la forêt silencieuse, elle embrassa le cou d’Ivan et en inclinant sa tête blonde elle chanta d’une voix douce à côté de son oreille :

O, mon chéri, rappelle-toi de moi
Deux fois par jour,
Et moi, je me rappellerai de toi
Sept fois par heure.

- Tu te souviendras ?
- Oui, Maritchko.

- Ce n’est rien, consola-t-elle. Tu dois faire ton berger, et moi – je dois travailler le foin. Je grimperai sur une meule et je regarderai la montagne vers ton pâturage – polonyna, et toi tu me joueras de la trembita… Et je t’entendrai peut être. Quand les brouillards tomberont sur la montagne je serai assise et je pleurerai parce que je ne saurai pas où est mon bien-aimé. Et si une belle nuit j’ai un ciel étoilé, je regarderai l’étoile qui éclaire la polonyna – et mon Ivanko la verra…

Mais je cesserai de chanter.
- Pourquoi ? Chante, Maritchko, ne perds pas ta joie, je reviendrai très vite.

Mais elle secouait sa tête tristement.

O mes chères petites chansons,
Où je vais vous mettre ?
Peut être, mes chères,
Que je vous sèmerai sur les montagnes, répondit avec une petite voix Maritchka.
Oh, vous mes chansons,
Vous devez chanter sur les montagnes,
Et moi la jeune fille
Je vais me laver avec des larmes.

Maritchka soupira et rajouta toute triste :
- Si j’ai de la chance
   Je vous ramasserai dans la montagne,
Et si non, je vous oublierai…

- Tant pis pour moi, peut-être que je les oublierai…

Ivan écoutait la voix douce de la jeune fille et pensait que depuis longtemps déjà  elle avait semé ses chansons partout sur les montagnes, que les forêts et les prairies les chantaient, que les torrents les faisaient résonner et  que le soleil les reprenait… Mais un jour viendrait et il reviendrait vers elle, et elle retrouverait ses chansons pour bien célébrer leurs noces…

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