Mykhaylo Kotsubynskiy Les ombres des ancêtres oubliés (suite 1)

***

Un matin chaud de printemps Ivan se rendit aux pâturages de la haute montagne.
Dans les forêts on sentait encore le froid, les eaux de la montagne bruissaient sur les roches, et les enceintes de bois se levaient avec joie vers le ciel, entourées des meules. Ivan avait de la peine à quitter Maritchka, mais le soleil et la liberté verte et bruyante qui soutenait le ciel avec ses cimes lui donnaient le courage. Il sautait avec légèreté d’une pierre à l’autre comme un torrent de montagne, et saluait les passants uniquement pour entendre sa propre voix :
- Gloire à Jésus !
- Gloire aux siècles des siècles.

Sur les collines lointaines grimpaient les cabans solitaires peints en couleur cerise par les fumées du bois de sapin, les toits pointus des abris pour le foin odorant  se voyaient de loin, et dans la vallée le Tcheremoch frisé et sévère faisait scintiller  sa chevelure grise et il luisait sous les roches d’une lumière verte et méchante. En traversant un torrent après l’autre, en passant par les bois obscurs – où parfois une vache sonnait sa sonnaille pendant qu’un écureuil jetait à terre du haut d’un arbre des restes des pommes de pins, – Ivan montait encore plus haut. Le soleil commença à brûler sa peau et le sentier rocailleux lui fatigua les pieds. Maintenant même les chaumières devenaient rares. Le Tcheremoch s’étendait dans la vallée comme une file d’argent mais son bruit ne montait plus ici. Les forêts laissaient la place aux prairies tendres et riches de la haute montagne. Ivan y errait comme sur un lac de fleurs, il s’inclinait de temps en temps pour orner son chapeau  d’un faisceau de fleurs rouges ou de camomilles pâles. Les flancs de la montagne tombaient dans des abîmes noirs et profonds d’où des torrents froids prenaient leur essor.  L’homme n’a jamais posé le pied ici, l’ours – vouyko - seul y marche, ennemi éternel et terrible du bétail.

 L’eau ici était rare. Avec quelle soif il se précipitait vers elle quand il rencontrait un ruisseau, ce cristal froid qui lavait quelque part les racines jaunes des sapins et amenait jusqu’ici le chant des forêts ! Une bonne âme avait laissé à côté de ce ruisseau un pot ou une chope. Mais le sentier le mena encore plus loin dans les chablis où les sapins épineux et dénudés, sans épines et sans écorce, comme les ossatures pourrissaient les uns sur les autres. C’étaient des cimetières de bois – oubliés par Dieu et par les gens - déserts et sauvages où seuls les grands tétras criaient et où se contorsionnaient les vipères. Ici règnent le silence, la grande tranquillité de la nature, la sobriété et la tristesse. Les montagnes bleuâtres se voyaient déjà derrière Ivan. L’aigle se levait des pointes rocheuses en les bénissant avec l’élan large de ses ailes, et on sentait ici la froide haleine de la polonyna – ce pâturage de haute montagne, et le ciel devenait encore plus grand. A la place des forêts, le genévrier traçait un tapis noir à terre avec les sapins grimpants qui entravaient les pieds, et les mousses habillaient les pierres de soie verte. Les montagnes éloignées et inconnues ouvraient l’une après l’autre leurs cimes, elles courbaient leur dos et elles se levaient comme les vagues dans la mer bleue. Il semblait que les ressacs se fussent immobilisés au moment où la tempête les leva des profondeurs pour les jeter sur la terre et inonder le monde entier. Déjà les cimes du pays de Bucovine soutenaient le ciel avec leurs nuages bleus, et l’on voyait enlacés d’azur les sommets très proches de Synytsi, Dzembronia, la Jument Blanche, l’Igrets ennuagé, le sommet de Goverla qui perçait le ciel avec son aiguille, et La Montagne Noire – Tchornogora, tout écrasant la terre de son corps lourd.

Polonyna ! Il était enfin là – sur cette prairie de la haute montagne couverte d’herbes épaisses. La mer bleue des montagnes agitées embrassa Ivan de son immensité, et il lui sembla que les lames innombrables et bleues venaient vers lui toujours prêtes à tomber sous ses pieds.
Le vent fort comme une hache tranchante le frappa à la poitrine. Son souffle se mêla à celui de la montagne, et la fierté embrassa l’âme d’Ivan. Il voulut crier avec toute la force de ses poumons pour que l’écho tombe d’une montagne vers l’autre jusqu’à l’horizon, comme pour secouer la mer des cimes, mais soudain il comprit que sa voix pouvait disparaître dans ces vastes espaces comme la piaillerie d’un moustique.

Il devait se dépêcher.
Derrière une colline, là où le vent n’était pas si fort, il trouva un gîte imbibé de fumée. Un trou froid dans le mur laissait sortir la fumée. L’espace pour les brebis était encore vide, et les bergers y travaillaient pour se préparer un gîte à côté de leurs troupeaux. Le chef était occupé – il essayait d’extraire le feu vivant.

Deux hommes mirent un rouleau entre deux morceaux de bois et ils tirèrent une courroie ; le rouleau se tourna et grinça.

- Gloire à Jésus ! – les salua Ivan
Mais personne ne lui répondit. 

Le rouleau continua de grincer, et les deux hommes sévères et concentrés continuèrent de tirer la courroie avec le même geste. Le rouleau commença à tourner vite et bientôt une petite flamme sortit et  embrasa le bois.
Le chef prit dévotement la flamme et la mit dans le bois mort préparé à côté de la porte.
- Gloire aux siècles des siècles !  - répondit-il à Ivan. – Maintenant nous avons le feu vivant. Et jusqu’à ce qu’il s’éteigne, nous – les gens chrétiens- nous sommes protégés avec notre bétail de chaque bête et de chaque esprit malin.
Il amena Ivan au bercail avec les crèches vides d’où vient l’odeur d’abandon.
- Demain les gens nous amènent leur bétail, et que  Dieu notre Seigneur nous aide à le rendre sain et sauf, - dit le chef et il expliqua le travail que devait faire Ivan.
Dans les paroles et dans les mouvements du Maître de la haute montagne il y avait quelque chose de majestueux et de serein.
- Myko ! – appela le chef. – Vite, allume le feu dans le bercail.
Le garçon maigre qui s’appelait Mykola avait les cheveux frisés et le visage rond comme une femme. Il amena le feu.
- Qui es-tu, frère ? - demanda Ivan avec curiosité, -  Un berger ?
- Non, je suis un spouzar – je dois veiller le feu, qu’il ne s’éteigne pas de tout l’été, sinon le malheur arrive !... – il regarda avec effroi derrière lui. – Et puis il faut aller au ruisseau pour chercher l’eau et dans la forêt pour chercher le bois.
Cependant le feu se mit à flamber au milieu de la prairie. Le chef, comme un ancien sacrificateur, avec les gestes pleins de respect, empilait le bois des sapins secs et les aiguilles fraiches, et la fumée bleue et légère se levait vers le ciel et puis – jetée par le vent - elle accrochait les montagnes, traversait la ligne noire des forêts et se rabattait sur les cimes bleues.

Polonyna – la prairie de la montagne - commençait sa vie par le feu vivant et inextinguible qui devait la protéger de tout mal. Et le feu – comme s’il le savait – soulevait avec fierté son corps de serpent et expirait de nouvelles bouffées de fumée…

Quatre chiens de bergers ont mis leur fourrure dans les herbes et ils se sont mis à méditer devant les montagnes, prêts à chaque instant à sauter sur leurs pattes, à montrer leurs crocs et à faire le gros dos.
Le jour s’éteignait déjà. Les montagnes changeaient leurs vêtements bleus pour les habits roses et dorés.

Mykola les appelait tous à dîner.   
Et tous les bergers venaient au gîte et s’asseyaient à côté du feu vivant pour manger en paix leur première soupe de la haute montagne…

***

Qu’elle est joyeuse cette polonyna au printemps avec les brebis qui arrivent de chaque village !
Le grand chef, tel un esprit de la prairie, fait le tour du campement. Son visage a l’air grave comme le visage d’un prêtre, ses pieds font des pas longs et larges, et le feu de la torche se lève derrière lui comme un serpent ailé. Devant la porte du bercail où doivent passer les brebis, il jette le feu et ensuite il écoute. Il entend les pas de la haute montagne et pas seulement avec son oreille. Son cœur entend la vague vivante de bétail qui monte là-haut des chaumières paisibles ; cette vague est appelée par le printemps, elle monte des vallées profondes où écument les rivières, où les torrents déchirent les rives, et la terre respire pleine de joie sous ses pieds. Il entend le souffle lointain du troupeau, le meuglement des vaches et la voix imperceptible des chansons.
Et quand enfin les gens apparurent et quand ils levèrent vers le ciel leurs trompettes longues – les trembitas dorées par le soleil - pour saluer la prairie entourée des cimes bleutées, quand les brebis se mirent à bêler et que leur ruisseau remplit le bercail, - alors le chef se mit à genoux et il leva les bras au ciel. Avec lui les bergers et les gens qui avaient amené le bétail se mirent à prier. Ils priaient Dieu que la brebis ait le cœur chaud comme le feu qu’elle avait traversé et que le Dieu de miséricorde protège le bétail des chrétiens sur les rosées, sur les eaux, à chaque pas de tout mal, de toute bête et de toute maladie ; et qu’enfin, comme il avait aidé à rassembler le bétail, qu’il aide à le rendre aux gens après l’été…
Le ciel écoutait avec douceur la prière sincère, le sommet de la montagne de Beskyd se renfrognait en souriant, et le vent en volant vers l’horizon peignait avec zèle les herbes - comme une mère qui peigne la tête de son enfant…

***

Oh, ma haute montagne – ma polonyna, pourquoi es-tu devenue si orgueilleuse ? Est-ce, mon pâturage, à cause des brebis que tu as vues sur tes cimes ?

- His ! His !  - crie le berger à son troupeau. Les brebis plient indolemment leurs genoux, elles tremblent sur leurs pattes grêles et elles secouent leur  laine. – His ! His ! – et les museaux nus, avec l’air distrait d’un vieillard, ouvrent leurs bouches baveuses pour se plaindre à on ne sait qui : Be ! …Me ! - Deux bergers les poussent en avant. Les pantalons rouges traversent paisiblement l’air, une fleur s’incline après leurs pas comme un chapeau. – Br ! Br ! – Les chiens de berger reniflent l’air et du coin de l’œil ils regardent les brebis – est-ce que tout va bien ? Une laine frotte contre une autre – la noire contre la blanche, les dos laineux s’agitent comme les petites vagues dans un lac, et le troupeau bêle. – Hue ! Hue ! – Une voix de gorge fait tourner les dernières dans le troupeau, elle tient le flot du bétail dans les limites. Les montagnes bleuissent autour comme la mer, le vent rassemble les nuages. Les queues frisées des brebis tremblent, leurs têtes s’inclinent, et les dents blanches et plates rongent jusqu’aux racines l’herbe douce des pois de senteur. – Byr ! Byr !  - La prairie étend sous les pieds du troupeau son tapis, et le troupeau la recouvre de sa pelisse rousse et mobile. –Bê ! Bê ! – Les ombres des nuages errent sur les collines proches, elles les poussent d’une place à l’autre. Il semble que les montagnes marchent comme les lames dans la mer, et seulement celles qui sont loin restent immobiles. Le soleil inonde la laine des brebis, il disperse sa lumière en couleurs de l’arc-en-ciel, il allume les herbes avec le feu vert, les ombres longues suivent les bergers. – Hue ! Hue ! – Br ! Br !- Les bergers marchent sans bruit avec leurs chaussures légères, la vague laineuse coule sur le pâturage, et le vent commence son jeu sur les cimes. – Dz ! – chante-t-il doucement en traversant la petite roche et  bourdonnant comme un insecte. – Dz ! – Répond brusquement une autre roche  en amenant la tristesse. Les nuages arrivent sans cesse, ils ont déjà couvert une moitié du ciel, le sommet de Beskid s’éteint au loin, il devient plus noir et plus sombre – comme un veuf, mais la prairie a l’air toujours jeune. Et le vent demande doucement à la montagne : « Pourquoi tu ne te maries pas, ô Beskyd très-haut ? » - « Parce que la prairie verte ne se mariera pas avec moi ». – soupire tristement Beskyd. Le ciel bleu est devenu gris, la mer des montagnes s’est obscurcie, et le troupeau des brebis grimpe sur elle comme un lichen gris. Le vent  froid ouvre ses ailes et il en frappe la poitrine sous la veste. Il est difficile de respirer, et on veut tourner le dos au vent pour qu’il le batte… Le bois des planches grince comme une mouche attrapée dans un piège, la douleur insupportable geint, la solitude pleure…Dz-Dz- sans cesse. Elle tire les tendons et elle blesse le cœur.
Il ne voulait pas écouter, mais ce n’est pas possible, il voulait s’enfuir, mais où ? Où vas-tu ? Mourko ! – Mais Mourko revient déjà. Il dépasse une brebis, le vent lui lève la fourrure, mais il a déjà attrapé une brebis par le cou et il l’a jetée dans le troupeau… Dz – Dz… Le mal de dent monte comme ça – monotone et insupportable. Il vaut mieux fermer la bouche et se taire. Et que cela fasse mal. Au diable ! Pourquoi pleurer ? Peut-être est-ce « lui » ? Qu’il se pétrifie ! Il lui semble qu’il pouvait se jeter à terre, fermer ses oreilles de ses mains et pleurer… Parce qu’il n’était pas capable… - Dz – Dz… Oh !
Ivan sort sa flûte et siffle avec toute sa force, mais « Lui » - le fou est plus fort qu’Ivan. Il vient de Tchornogora comme un cheval sans frein, il piaffe dans les herbes, il balaye les sons de la flûte avec sa crinière. Et la montagne noire Tchornogora cligne comme une sorcière derrière lui avec sa taie de champs de neige sous ses tresses ébouriffées. – Dzi-Dzou !

Les brebis sont passées sur la petite vallée ; ici il fait meilleur.

Un petit lac bleu apparut sur le ciel gris. Les herbes aromatiques de la prairie sentirent plus fort. Le petit lac du ciel grandissait et il débordait. Les cimes redevenaient bleues, et toutes les vallées se remplissaient de l’or du soleil. 
    
Ivan regarde en bas. Là, les pieds de Maritchka marchent sur les herbes vertes entre les montagnes où vivent les gens et ses yeux se tournent vers la polonyna. Est-ce qu’elle chante toujours ses petites chansons ou les a-t-elle semées sur les montagnes et se sont-elles levées comme des fleurs,  ou est-ce qu’elle ne chante plus ?

Oh, quand les petits bergers
Vont paître les brebis blanches,
Ils prendront mes chansons
Pour orner leurs chapeaux…. –

Il se rappelait la belle voix de sa chérie, et il prenait une fleur et il la mettait sur son chapeau.
Hue ! Hue ! Le soleil brûle. Le temps devient étouffant. Les brebis font des petits, elles s’ébrouent en courant, elles tordent leurs bouches de vieillard pour mieux arracher l’herbe douce en laissant après elles les crottes fraiches. Elles croquent l’herbe… La laine blanche se frotte contre la laine noire, les dos s’agitent comme les vagues sur un petit lac… Be…-Me…. – Et les chiens tiennent le troupeau dans les limites.
Puis les chiens se fatiguent. Ils s’allongent et étalent leurs côtes sur les herbes. Les mouches se posent sur la langue rouge qui tombe de la bouche.
- Byr ! Byr ! – crie Ivan de sa grosse voix et les chiens sont déjà à côté des brebis.
Les vaches pâturent  au loin sur la haute prairie ou sous le bois épais. Bovgar – le pâtre des vaches s’appuie sur sa longue trompette en méditant.  
Le temps passe lentement. L’air de la montagne purifie le corps, Ivan a faim. Il se sent bien seul ! Ici on reste seul comme une herbe dans le champ. Sous tes pieds tu as l’île verte qui se baigne dans les eaux bleues des montagnes lointaines. Et là, plus haut sur les sommets sauvages, dans les déserts privés de forêt, la force impure se niche, et il est difficile de la combattre. Tu ne peux qu’essayer d’être prudent…
Heu ! Heu ! Les brebis s’agitent sur le champ vert, les chaussures de berger font les pas légers. Le silence est si profond qu’on peut entendre le sang couler dans les veines. Le sommeil l’attaque. Il pose sa patte de duvet sur les yeux, sur le visage et il murmure dans l’oreille : dors… Les brebis fondent devant tes yeux… elles sont devenues petites comme les agneaux, et puis il ne reste plus rien d’eux… Les herbes commencent à couler  comme l’eau verte. Et Maritchka vient. Oh, tu ne me tromperas pas, ma chère, oh, non… Ivan sait que c’est la fille de la forêt – lisna, et que ce n’est pas Maritchka, il sait qu’elle le tente. Quelque chose le pousse d’aller avec elle ! Il ne le veut pas, mais il coule déjà comme coulent les herbes dans le torrent vert.
Et d’un coup le cri d’agonie d’une vache le fait sortir du sommeil. Quoi ? Où ? Le berger des vaches – bongar reste sans bouger en s’appuyant sur sa longue trompette de bois. Un gros taureau roux frappe la terre avec ses pattes, il courbe son cou et se pétrifie. Il se précipite déjà  vers ce cri, il galope très haut et il déchire les herbes avec ses sabots. Ses pattes tranchent l’air. Le berger se réveille et il se précipite auprès le taureau dans le bois. On entend un coup de fusil… Bah-bah-bah… Les fusils lui répondent d’en-haut…. Bah-bah-bah… Répètent les autres. Et puis – le silence.
« Probablement l’ours aura tué une vache », - pense Ivan et il regarde attentivement son troupeau.
Heu ! Heu ! – Il lui semble que le soleil s’est endormi, le vent s’est calmé et il est parti de la terre vers le ciel. Là il empile les nuages – la même mer agitée des cimes qu’il avait vues autour de ses prairies. Le temps a péri dans les espaces infinis, on ne sait plus si le jour s’immobilise ou s’il passe.
Et soudain  l’appel impatiemment attendu de trembita – de la trompette longue de la montagne – lui atteint l’oreille. Il amène du gîte l’odeur de la bouillie du millet et de la fumée, et dans son tremblement long et mélodieux la trompette raconte que les bergeries attendent leurs brebis.
Heu ! Heu ! – Les chiens s’agitent, les brebis bêlent et se versent comme un ruisseau plumeux dans la vallée, et elles secouent leurs pis pleins de lait.

***

Il pleuvait depuis trois jours sur la polonyna – c’était une pluie fine et incessante. Les cimes se mirent à fumer, le ciel s’enveloppa, et les montagnes disparurent dans la bruine grise. Les brebis  lourdes et pleines d’eau comme des éponges bougeaient à peine, les vêtements des bergers devinrent froids et durs. Ils se trouvaient sous l’abri où l’on traite les brebis.
Ivan s’assoit en appuyant ses épaules contre une planche, il tient entre ses jambes le seau à traire. A côté de lui s’installe un berger des chèvres tout noir avec une tête hirsute et des malédictions à chaque parole, et puis il y a les bergers des brebis. Les petites bêtes pleines du lait qui déborde sans patience se poussent vers l’abri pour qu’on les traie plus vite. Mais attendez, petites, comme il faut… Une par une !
- Allez ! -  fait le berger sévère et il frappe les bêtes avec une branche fraiche. – Allez ! Allez ! – encouragent les autres bergers et ils enlèvent leurs  genoux du trou où passent les brebis dans l’abri. – Eh, que le diable te !... – répète en jurant le berger de chèvres et il ne trouve pas les paroles pour finir : qu’est-ce qu’on ne dit pas avec ce temps !

Avec un geste habituel Ivan attrape la brebis par le dos, il la tire vers lui et la met à côté du seau large à traire. La brebis humble reste sans bouger avec ses pattes écartées, elle pousse les cris et elle écoute le lait qui coule de son pis dans le seau. – Allez ! – Le berger les frappe derrière. – Allez ! Allez ! – Répètent les autres. Les brebis après la traite tombent abruties sur le sol rocheux dans leur bergerie, elles posent leurs têtes sur leurs pattes et tordent leurs lèvres. – Allez ! Allez ! – Les mains d’Ivan pétrissent et tirent sans cesse le pis chaud des brebis, et le lait coule sur ses mains, il sent la graisse et il lève du seau la vapeur douce et huileuse. – Vite ! Vite ! – Les brebis sursautent comme si elles étaient enivrées, elles écartent leurs pattes au-dessus du seau et dix mains de bergers pétrissent le pis chaud des brebis. Le troupeau mouillé pleure d’une voix plaintive des deux côtés de l’abri, les bêtes sans forces tombent dans leur bergerie, et le lait gras murmure joyeusement dans le seau et passe comme un ruisseau chaud dans la manche. – Vite ! Vite !
Le berger des chèvres sourit aux chèvres avec ses yeux. Les chèvres ne sont pas des brebis, elles ont un cœur vif. Elles ne tombent pas raides mortes comme des brebis faibles, mais elles se tiennent bien fortes sur leurs petites pattes fines. Elles soulèvent leurs cornes curieuses et regardent à travers la pluie, comme si elles voyaient quelque chose et leurs petites barbes tremblent vivement…

***

Les bergeries se vident, l’endroit devient un désert. Le silence vient. Peut-être le rire et les voix des gens jouissent là-bas – dans les vallées profondes où commencent à se lever les montagnes, mais on ne le croit pas trop. Depuis des siècles le silence règne ici sur la polonyna ; le ciel y couvre d’immenses espaces dépeuplés qui vivent pour eux-mêmes.

Seul le feu inextinguible crépite dans la bergerie et il envoie sa fumée pour errer dans le monde. Le lait trait repose lourd dans la vaisselle de bois, le chef s’incline sur lui. Il l’a déjà fait fermenter. Le vent souffle sur lui de là-haut, des planches sur lesquelles sèchent les meules de fromage, mais le vent ne peut pas chasser de la bergerie l’odeur de charbon, de fromage et de laine des brebis. Parce que le chef des bergers  porte la même odeur. La nouvelle vaisselle et les petits tonneaux se tiennent silencieux dans le coin, mais essaie de leur parler – et la voix qui vit là-dedans va te répondre.  Le petit-lait fait luire dans le pot son œil vert. Le chef est assis parmi ses  travaux comme un père parmi ses enfants. Tout est proche, tout est cher et natif d’ici – les bancs noirs et les murs, le feu et la fumée, le fromage, les petits tonneaux et le petit-lait, - tout est touché par sa main chaude.
Le lait s’épaissit, mais il n’est pas encore prêt. Ensuite le chef prend un tas de planches de bois qu’il garde derrière sa ceinture, et il commence à lire. Il est gravé dans ce livre de bois tout sur les brebis – combien de bêtes possède chacun et tout ce qui leur appartient. Le souci lui fronce le sourcil mais il continue de lire : « Mossiytchouk a seize brebis, il lui appartient … ».
Derrière le mur le berger des chèvres commence :

Une petite brebis
Avec les cornes tordues
Demande au mouton :
Veux-tu, mon mouton,
Du foin vert ?

- Tu chantes trop ! – se met en colère le chef, et il recommence à compter ses planches.

Tu ne le sais pas
Ma petite brebis,
Quel hiver nous attend,
Si tu descends vivante
De la montagne ou pas.

Le berger des chèvres finit sa chanson à l’entrée et il rentre dans la bergerie.
Il se plie devant le feu, il est tout enfumé et noir, sauf ses dents blanches. Le feu crépite doucement.

Le lait dans la vaisselle devient jaune et épais. Le chef se penche sur lui tout concentré et même sévère. Il déboutonne lentement ses manches et il plonge ses bras poilus dans la substance. Il se pétrifie devant le lait.

Dès maintenant on doit garder le silence dans la bergerie, la porte est fermée, et même le berger des chèvres n’ose jeter son regard sur le lait pendant que le chef s’affaire au-dessus de son lait, là où se passent les choses mystérieuses. Il semble que tout est pétrifié dans l’attente muette : la vaisselle de bois cache sa voix, les meules de fromage se figent sur leurs hauts rayons, les murs et les bancs dorment d’un sommeil noir, le feu respire à peine, et même la fumée intimidée s’enfuit par la fenêtre. Le seul mouvement des veines du chef montre que dans cette vaisselle pleine de lait le mystère se produit. Les bras se raniment peu à peu – ils se lèvent plus haut et ensuite ils s’enfoncent, les coudes font les gestes ronds, ils clapotent, pétrissent et caressent quelque chose dedans, et soudain du fond de la vaisselle de bois, de ce lait de brebis, le corps rond du fromage se lève, et on ne sait pas par quel miracle il est né. Il grandit, il tourne ses côtes plates, il se baigne dans son bain blanc, il est blanc lui-même et il est tendre, et quand le chef l’extrait- les eaux vertes de la naissance coulent avec joie dans le seau…
Le chef pousse un soupir de soulagement. Maintenant même le berger des chèvres peut regarder. Un fromage fameux est né – pour la joie du chef des bergers et pour l’usage de tous…
La porte s’ouvre toute grande, le vent souffle et le feu lèche la chaudière noire d’où le petit-lait chante ses petites chansons ; les dents de berger des chèvres scintillent dans l’obscurité…
Et quand le soleil va se coucher, le chef sort la trompette de la bergerie et il sonne la victoire vers toutes les montagnes désertes en racontant que la journée s’est terminée dans la paix, qu’il a réussi son fromage, que la soupe des bergers – koulech – est prête, et que les seaux attendent le lait frais…

***

Pendant son travail sur les prairies Ivan vécut beaucoup d’aventures. Une fois il vit une image étonnante. Il devait déjà amener ses brebis vers la bergerie, mais il se tourna par hasard vers le sommet d’une montagne proche. La bruine descendait et enveloppait la forêt, les arbres devenaient légers et gris comme un fantôme. Seule la petite clairière restait verte sous son ombre et un sapin gardait sa couleur noire. Mais tout d’un coup ce sapin commença à fumer et à grandir. Il grandissait sans cesse et voilà qu’un homme sortit de ce tronc. Il se dressa  tout blanc et très grand sur la clairière, et il cria vers la forêt. Tout de suite les cerfs sortirent du bois – un par un, et chaque nouveau cerf eut des cornes plus belles et plus joyeuses. Les biches sortirent ensemble, elles tremblèrent sur leurs jambes fines, et ensuite elles commencèrent à  brouter l’herbe.
Et si les biches se dispersent - un ours les ramène en cercle de la même manière que le chien de berger fait avec les brebis. Et l’homme blanc fait paître son bétail et même il le gronde de temps en temps.
       Puis le vent se leva et le troupeau se mit à courir et il disparut tout d’un coup. De même si tu souffles sur une glace et qu’elle se couvre de buée, tout disparaît ensuite comme si la buée n’était jamais venue. Il montrait aux autres, mais ils s’étonnaient : « Où ? Il n’y a que la bruine ».
Pendants deux semaines « le grand » - ce nom que les bergers donnaient à l’ours – tua encore cinq vaches.

Le brouillard –négoura surprenait souvent les brebis sur la haute montagne. Tout disparaissait dans la bruine épaisse comme le lait, - et le ciel, et la montagne, et la forêt avec les bergers. – Ohé ! – Criait Ivan devant lui. – Ohé ! – entendait-il le son sourd comme s’il venait du fond de l’eau, et il était impossible de savoir d’où criait l’autre berger. Les brebis coulaient sous les pieds comme le brouillard gris, et même elles disparaissaient dans ce temps. Ivan impuissant devant le brouillard marchait à l’aveuglette avec les bras tendus comme s’il avait peur de se cogner contre quelque chose. – Ohé ! – Criait-il. – Où es tu ? – Une voix répondait derrière lui. Et Ivan devait l’attendre. Il restait sans bouger perdu dans le brouillard poisseux, et s’il mettait dans sa bouche un bout de sa trompette – trembita, l’autre bout de la trompette se répandait dans la bruine et la voix écrasée de l’instrument lui tombait sous les pieds. Ils perdirent là quelques brebis.
L’ours – nommé par les bergers « l’oncle » - tua encore deux vaches, mais ce fut la dernière fois : une nuit il s’approcha de la bergerie, mais dans l’obscurité il trouva le pal. Maintenant sa peau sèche sur deux branches et les chiens aboient autour.

Parfois une averse frappait les prairies de la haute montagne. Ilya se battait contre ceux qu’on ne nomme pas, et qu’ils disparaissent ! Comme son épée brillait et comme il tirait de son fusil ! – oh le Saint Dieu – même le ciel en craquait et tombait sur les montagnes, et après chaque éclatement une chose noire se levait et se cachait sous les pierres. Cet esprit méchant – qu’il disparaisse – il se moque de Dieu, il tourne vers lui son derrière, mais c’est le malheur pour le berger – il a une peur bleue, et il est mouillé  jusqu’aux os…

Pendant le carême de Saint Pierre (qui commence après la Pentecôte et dure jusqu’à la fête des apôtres Saint Pierre et Saint Paul) l’hiver tomba, et il fit si froid que la neige resta pendent trois jours. Ils perdirent alors beaucoup de brebis.

De temps en temps les gens de la vallée venaient, les bergers les entouraient pour leur demander ce qui s’était passé au village.

Et comme des enfants ils écoutèrent les nouvelles simples sur la quantité de foin qu’avaient ramassée les gens, sur le fait qu’il n’y avait pas assez de patates, que les champs de maïs étaient maigres, et qu’Ilena Motcharnykova était morte.

Ensuite ils buvaient ensemble à la santé du bétail, les visiteurs prenaient le fromage et descendaient en paix dans les vallées.

Le soir les feux flambaient devant la bergerie. Les bergers enlevaient leurs vêtements et secouaient les poux au-dessus des feux, et tous ensemble ils racontaient des histoires indécentes et privées des femmes, car tout l’été ils s’ennuyaient ici. Et leur gros rire sonnait plus fort que le meuglement du bétail.

Avant d’aller se coucher Ivan appela Mykola – ce garçon bavard qui aimait chanter.
- Myko ! Viens ici, mon frère !
- Attends, frérot Iva, je viens tout de suite ! – répondait le berger des chèvres de la bergerie, et de là Ivan entendait sa chanson :

La Montagne Noire
Ne produit ni pain ni blé,
Elle élève les bergers,
Le fromage et  le petit-lait.

Mykola était orphelin et il avait grandi sur la polonyna.  « Les brebis m’ont élevé » - disait-il et il peignait ses boucles.

Après avoir fini son travail, le berger, tout noir de fumée, se couchait à côté d’Ivan et ses dents jeunes brillaient de la lumière du feu. Ivan s’approchait de lui, attrapait son cou et le priait :
- Raconte, mon frère un conte de fée, tu les connais tous.

Les étoiles tombaient goutte à goutte du ciel noir, et la rivière céleste y coulait pleine de bruit blanc.
Les montagnes somnolaient dans les vallées.
- Certes, elles poussent, disait Ivan comme s’il ne parlait à personne.
- Qui pousse ?
- Les Montagnes.
- C’est avant qu’elles poussaient, maintenant c’est fini …

  Mykola se tut mais un peu plus tard il rajouta :

- Dès le début, dans les âges primordiaux  il n’y avait pas de montagnes, - uniquement l’eau… Une telle eau – une mer sans bords. Et le dieu marchait sur les eaux. Une fois le dieu vit qu’un bruit grondait sur toutes ces eaux. « Et qui tu es ? » - demanda-t-il. Et la chose lui répondit : « Je ne sais pas. Je suis vivant, mais je ne peux pas marcher ». Et ce fut aridnyk. Le dieu ne savait pas qu’il existait, mais celui-là existait comme dieu depuis le début. Le dieu lui donna les bras et les jambes. Et les deux marchaient déjà comme des confrères. Cela les ennuya de marcher sur l’eau, et le dieu voulut produire la terre, mais il ne sut pas comment excaver de l’argile des fonds marins, parce que le dieu savait tout au monde - mais il ne savait rien faire. Et aridnyk eut la force pour tout faire, et il dit : « Je pourrai y plonger », - « Plonge ». Et il plongea dans le fond, il prit de l’argile dans sa main et le reste de l’argile il la prit dans sa bouche et en cacha pour lui. Le dieu prit l’argile et il la sema. « Il n’y a plus rien ? » - « Rien ». – Le dieu donna sa bénédiction à cette terre et elle commença à pousser. Et celle qui était dans la bouche du Satanas poussait aussi. Elle pousse, elle pousse, elle a défoncé déjà sa bouche, il ne peut pas respirer, les yeux  lui sortent du crâne. « Crache ! » - lui conseille le dieu. Et il commence à cracher, et là où il crache – les montagnes poussent – une plus haute que l’autre, elles poussent jusqu’au ciel. Elles pouvaient même percer le ciel, mais le dieu les en a empêchées. Et dès ce moment les montagnes ne poussent plus…

Ivan s’étonne que ces belles et joyeuses montagnes aient été créées par le méchant.
- Raconte la suite mon frère, - prie le Ivan, et Mykola recommence :
- Aridnyk était capable de faire n’importe quoi, ce qu’il voulait faire il le faisait. Et si le dieu voulait avoir une chose ou une autre il devait le prier ou même la voler chez lui. Aridnyk créa les brebis, fabriqua un violon et joua, et les brebis pâturèrent.  Le dieu vit tout cela et il vola pour lui, et maintenant les deux font paître les brebis. Tout ce qu’il y a dans le monde – la sagesse, la science – tout vient de lui, de Satanas. N’importe quoi – le chariot, le cheval, la musique, le moulin ou la maison – c’est lui qui a tout inventé… Et le dieu volait et donnait aux gens… C’est comme ça…
Une fois aridnyk eut froid et il inventa le feu. Le dieu est venu vers le feu et il le regardait. Mais l’autre savait déjà pourquoi le dieu était venu. Il lui dit : « Tu as tout volé chez moi, et je ne te donne pas cette chose ». Mais le dieu déjà avait pris le feu. Le méchant par dépit crachait dans le feu de dieu, et de cette salive est apparue la fumée. Le premier feu était pur et sans fumée, maintenant il fume.

Mykola raconte longtemps, et s’il évoque le diable Ivan fait le signe de la croix sous sa veste. Et en ce cas Mykola crache pour que l’impur ne le possède pas…

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