Todossiy Os'matchka (1895-1962)

Ce poète, un des plus doués de la « Renaissance fusillée », a eu un sort exceptionnel. Il est le seul parmi les vingt auteurs les plus remarquables de cette pléiade qui n’a cédé ni aux amorces idéologiques, ni à la pression terrible du régime totalitaire bolchévique. S’étant retrouvé en exil, il a pu dire enfin ce qui lui a été interdit dans son pays natal. Son roman Le Plan par ménage (1951) raconte la vérité sur les années de la famine artificielle et de la collectivisation dans les villages ukrainiens.

Todossyi (Todos’) Os’matchka est né le 3 mai 1895 dans le village de Koutsivka, dans la région de Tcherkassy. Son père est un paysan qui a acquis en autodidacte une profession de vétérinaire et a obtenu la réputation de meilleur spécialiste dans sa région. Parmi tous ses enfants, seul son fils aîné Todos’ a eu la possibilité de recevoir une instruction secondaire. Après ses études, Todos’ enseigne dans les écoles primaires. Pendant la première guerre mondiale, il a été convoqué devant un tribunal militaire et politique pour son poème Les Pensées d’un soldat. La révolution l’a sauvé et a ouvert devant lui de nouvelles possibilités de carrière. En 1920, le commissaire du peuple Hryn’ko le nomme comme instructeur chargé de la formation des formateurs de la région de Krementchouk [1].

En 1920-1923, Todos’ Os’matchka fait ses études à l’Institut de l’Education Nationale à Kyïv. C’est dans cette ville que sa participation à la vie littéraire commence. Dès le début, il est le membre de l’Association des Ecrivains (ASPYS), dirigée par Mykola Zèrov ; ensuite, il fait partie du groupe créé par Valerian Pidmohylniy (LANKA), auquel d’autres écrivains appartenaient, à savoir : Maria Halytch, Hryhoriy Kossynka (le meilleur ami d’Os’matchka qui sera fusillé le 15 décembre 1934), Yevhène Ploujnyk et Borys Antonenko-Davydovytch. Tous, sauf Maria Halytch, ont été victimes des répressions bolchéviques des années 1930 déclenchées contre l’élite intellectuelle ukrainienne.

Todos’ Os’matchka commence à écrire très tôt, mais il fait publier ses œuvres assez tard. Son premier poème est imprimé la même année que son premier recueil La Pente (Kroutcha). Dès ses débuts, il est reconnu comme un poète majeur de la poésie ukrainienne de son époque. Par la suite, deux recueils de poèmes (Les Feux des Scythes et L’Effervescence) confirment définitivement sa place éminente parmi les poètes ukrainiens des années 1920.

Le style de sa poésie frappe par son originalité absolue et par son indépendance. Elle relève du modernisme, mais d’un modernisme qui n’est pas basé sur une rupture révolutionnaire avec ses prédécesseurs. Car, en effet, elle s’appuie et trouve ses origines dans les anciennes traditions poétiques ukrainiennes – chansons populaires, contes, élégies lyriques et épiques des Cosaques, et l’œuvre de Chevtchenko que l’auteur met au-dessus de tous les poètes du monde. Sa langue poétique est caractérisée par un langage essentiellement métaphorique et symbolique, par une tension expressionniste et déchaînée des forces intérieures et par une nostalgie romantique qui se mélangent avec une force épique et avec un dessin lyrique, limpide et refermé sur lui-même.

Trois livres de Todos’ Os’matchka ont justifié le pronostic de Serhyi Efrèmov, qui en 1923, caractérisait l’auteur de La Pente comme « une des forces les plus sûres » parmi la jeunesse littéraire de son temps. Mais ce sont aussi ces œuvres qui ont empêché le poète de continuer à vivre et de créer ultérieurement. En effet, de la première à la dernière ligne de sa poésie, se révèle son idée obsessionnelle de la tragédie future qui anéantira la renaissance ukrainienne. Il était le deuxième, après Chevtchenko, à chanter l’image tragique et puissante de la paysannerie ukrainienne. Et ce sont ces paysans qui ont été et les forces motrices de la révolution et les plus grandes victimes de la contre-révolution totalitaire moscovite. Il donne à cette tragédie une dimension cosmique qui montre la fragilité de l’humanité et de l’univers.

En 1929, une terreur sociale et nationale s’abat sur l’Ukraine qui prend la forme d’une collectivisation forcée, d’une abolition de la paysannerie, et, par conséquent, de la destruction générale de la culture ukrainienne. La même année, Todos’ Os’matchka publie le poème Aux despotes qui finit avec ces mots : « Que la terre étouffée dans les pattes de votre orgueil tombe dans le gouffre, désormais mon âme épuisée va mener un combat contre vous ». Avant les persécutions à venir, il lui reste juste le temps de faire une traduction ukrainienne de Macbeth de Shakespeare (1930).

La critique du Parti le couvre d’injures et le désigne comme « un ennemi du peuple », « un bandit ». Devant les attaques répétées, le poète voit clairement se profiler son futur destin : être arrêté et être fusillé. C’est à cette époque que Todos’ Os’matchka écrit un poème, dont le sujet s’inspire très précisément de la mise à mort du chef des insurgés ukrainiens en 1917-1921 dans sa région natale de Tcherkassy. Mais ne pouvant le publier, il le cache en le mettant dans une bouteille qu’il enterre. Toutefois, ce poème (La Douma de Zin’ko Samhorods’kyi) réapparaît, pendant la Seconde Guerre mondiale, dans son quatrième recueil de poésies Aux contemporains. Les arrestations, les répressions, les fusillades se sont ajoutées alors à la famine organisée en Ukraine.

Entre-temps, la terreur se renforce et se transforme en un véritable génocide du peuple ukrainien. On compte des millions de victimes. L’élite culturelle et intellectuelle de la nation est aussi exterminée totalement. Pour échapper au massacre, Todos’ Os’matchka se rend en Podolie avec l’intention de franchir illégalement la frontière de la Pologne (vers 1932). Mais, on l’arrête et on l’envoie sous bonne garde à Sverdlovsk [2]. Mais chemin faisant, il s’enfuit et revient sur ses pas en Podolie avec les mêmes intentions. De nouveau il est arrêté, mais cette fois-ci il est incarcéré dans la célèbre prison de Boutyrka à Moscou où on lui présente son acte d’accusation : espionnage en faveur d’un état étranger.

Sachant que ce qui l’attendait c’était une balle dans la nuque, Todos’ Os’matchka prend une « dernière décision », celle de lutter encore. Toutefois, il ne le fait pas en jouant au héros, mais au contraire, en exhibant sa « faiblesse », en simulant la folie. Un tel stratagème, en définitive, demande, peut-être, plus de forces mentales. De toute façon, il vainc les tchekistes [3] et on l’envoie à l’hôpital psychiatrique de Kyïv. Entre-temps, le pouvoir bolchévique fait fusiller son ami Hryhoriy Kossynka, tandis que ses autres amis sont torturés et déportés dans un bagne… Toutes les horreurs de cette situation seront peintes par cet écrivain, vingt ans après, dans un récit extraordinaire, La Rotonde des assassins.

Quand éclate la deuxième guerre mondiale, il se trouve toujours dans l’hôpital psychiatrique de Kyryliv. La destruction de Kyïv rend sa liberté à l’écrivain. En 1943, il publie à Lviv son quatrième livre, Aux contemporains. En 1944, il écrit un récit, Le Majeur (Starchyj boyaryn) ; c’est son premier livre où il n’y a pas d’enfer et où son talent s’offre à un flot de lumière irisée, d’harmonie et de fantastique ; ce style n’est pas sans rappeller Gogol dans ses récits ukrainiens. Mais c’est la seule exception que le poète se permet. En 1945, il finit déjà son grand poème Le Poète. Dans cette œuvre Todos’ Os’matchka retrouve son inspiration des « années maudites », en décrivant la démesure qu’a prise la tragédie ukrainienne et en peignant la misère de l’homme perdu et solitaire dans le monde. Plus tard, le récit, Le Plan par ménage, va dans la même direction - il y raconte comment s’est instaurée la famine artificielle, nommée HOLODOMOR. Avec ses trois récits Todos’ Os’matchka s’affirme comme le plus grand nouvelliste ukrainien de son époque.

Pendant son séjour à Lviv, lors de la guerre, lui est procurée l’occasion d’émigrer en Occident où il peut continuer son travail littéraire. En Allemagne, il travaille aux côtés d’Ivan Bagrianyi ; puis, il part aux Etats Unis, revient en France et enfin retourne en Allemagne où il est victime d’un accident cérébral (1961). Il va se soigner aux Etats Unis où il meurt en 1962. Pendant toute la vie qu’il passera en dehors de l’Ukraine soviétique, il souffrira d’une constante paranoïa ; en effet, il lui semble qu’il est toujours poursuivi par les agents de KGB, où qu’il aille. Son passage de la poésie à la prose peut s’expliquer par le désir et la nécessité de raconter l’histoire de son peuple pour témoigner de l’immense tragédie qu’il connaît. Il est vrai que, dans la poésie et dans la prose de l’écrivain, on sent un océan de chaos, de désespoir et de haine. Mais en réalité, c’est l’amour, le sentiment héroïque de la vérité éternelle et de la beauté du peuple qui fondent son écriture. Et pour celui qui la relit avec attention aujourd’hui, il est impossible de ne pas sentir que cette œuvre trouve son origine et sa force dans l’élan initié par la jeune renaissance ukrainienne.

[1] Krementchouk ville ukrainienne de la région de Poltava

[2] Sverdlovsk – ville ukrainienne de la région de Lougansk

[3] Tchekiste – le membre de la commission extraordinaire pour la lutte contre la contre-révolution, contre le sabotage et contre la spéculation, qu’existait pendant les premières années du pouvoir soviétique

ŒUVRES

Recueils de poèmes :

  • La Pente, 1922
  • Les Feux des Scythes, 1925
  • L’Effervescence, 1929
  • A mes contemporains, 1943
  • Le Poète, 1947, 1954
  • Les Grappes du temps, 1953
  • De dessous du monde, 1954

Récits :

Le Majeur, 1946

Le Plan par ménage, 1951

La Rotonde des assassins, 1956

Bibliographie :

Osmatchka, Todos’, Le Majeur, Le Plan par ménage, Kyïv, Oukraïnskyi pysmennyk, 1998 (en ukrainien).

Premier rang (de gauche à droite) : Maksym Ryls’kyi, Yuriy Mèjènko, Mykola Khvylovyi, Mike Johansen, Hryhoriy Mykhaïlov, Mykhaïlo Vèrykivs’kyi. Deuxième rang : Natalia Romanovytch, Mykhaïlo Mohylians’kyi, Vassyl Ellan-Blakytnyi, Serhiy Pèlypenko, Pavlo Tytchyna, Pavlo Fylypovytch. Troisième rang : Dmytro Zahoul, Mykola Zèrov, Mykhaïlo Draï-Khmara, Hryhoriy Kossynka, Volodymyr Sossura, Todos’ Os’matchka, Volodymyr Koriak, Mykhaïlo Ivtchenko.

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