Ivan Bagrianyi (1906-1963)


Ivan Bagrianyi est né le 2 octobre 1906 près d’Okhtyrka[1]. Il a adhéré, dès le début, aux idées de la renaissance révolutionnaire ukrainienne et au dogme du primat de la classe ouvrière dans la lutte pour la nouvelle Ukraine. Les années qui suivent la révolution russe ont été pour lui, comme pour beaucoup de ses camarades ukrainiens, un temps d’enthousiasme ; mais plus grandes étaient les attentes, plus cruel a été le désenchantement. Le jeune Bagrianyi a compris assez rapidement qu’en réalité le bolchévisme s’était transformé en « fascisme rouge ». L’évolution de ses opinions est exposée dans son pamphlet Pourquoi je ne veux pas retourner en urss ? (1946). Il raconte que, alors qu’il était encore enfant, il a vu de ses propres yeux l’aurore de la lutte russo-ukrainienne et la terreur des bolcheviks moscovites. Ainsi, à l’âge de 12 ans, a-t-il été témoin d’une scène de tortures et de l’assassinat de son grand-père, âgé de 92 ans, et de son oncle par le Tchéka. Le premier a été tué car il avait refusé d’adhérer à la « commune », et le second a été condamné en tant que combattant de l’armée de Simon Petlioura[2]. L’autre oncle d’Ivan Bagrianyi a été déporté à Solovki[3] d’où il n’est jamais revenu. En 1925, Ivan Bagrianyi rompt avec le Komsomol et, dorénavant, il se consacre intensivement à son activité littéraire. Poète révolutionnaire, dans ses poèmes, il peint la vie-néant de l’Ukraine des années 20 (Fouet, Brouillard, etc.), développe des sujets historiques liés à la révolte du peuple ukrainien (Vendée, Skelka, etc.).
Ivan Bagrianyi débute dans sa vie professionnelle avant tout comme un artiste. Ses études en témoignent : il a été élève de l’École d’art de céramique (Okhtyrka) et étudiant à l’Institut des Beaux-arts (Kyïv). Pourtant, il n’obtient pas le diplôme de peintre de ce dernier établissement, car il en a été exclu comme une personne « politiquement suspecte ». Par ailleurs, on a jugé que, dans ses poèmes, on pouvait lire entre les lignes l’affirmation d’une « position idéologiquement douteuse ». En plus, parmi ses connaissances il y avait des poètes « peu surs », tels que ses collègues du groupe littéraire mars[4] – Hryhoriy Kossynka, Yevhen Ploujnyk, Valeryan Pidmohylnyi entre autres personnalités (tous ont été exterminés lors des répressions qui se sont abattues sur les intellectuels ukrainiens dans les années 1920-1930). Ces persécutions l’ont obligé à changer de métier plusieurs fois et l’ont forcé à errer à travers toute l’Ukraine (Crimée, Donbass, Kamianets-Podolskyi, Kouban’, etc.). Cette expérience a non seulement irrigué l’ensemble de ses œuvres, mais a aussi forgé ses convictions politiques. Néanmoins, il faut retenir qu’Ivan Bagrianyi a toujours affirmé son appartenance au mouvement révolutionnaire et démocratique qui défendrait un programme socialiste de gauche.
Ivan Bagrianyi est aussi un critique et un clinicien de son époque[5]. Dans son article, Les Réflexions sur la littérature, il rejette l’idée selon laquelle la littérature devrait être le « miroir objectif » du réel, donc son spectateur passif. Il refuse d’être un « écrivain-dactylo » et affirme que « le processus historique n’est pas un processus d’observation ! C’est un processus de création, un processus de combat. Ainsi, toute littérature véritablement grande, qui fait partie du processus historique, n’est jamais un miroir indifférent » (1946b : 466). La « poétique du romantisme actif »[6] d’Ivan Bagrianyi est en lien direct avec le contenu historique de ses œuvres qui n’en demeurent pas moins très variées. Outre les deux romans relatant les crimes du stalinisme, il écrit Le Cercle de feu (1953), un récit sur la tragédie de la jeunesse galicienne lors de la guerre. De même, le roman Un homme courant au-dessus du gouffre (1948-49) relate la vie des habitants d’un territoire qui passe successivement de l’occupation allemande à l’occupation soviétique. C’est l’histoire d’un homme qui se retrouve seul face à deux mondes hostiles. Les personnages sont placés dans des situations qui les mettent en mesure de « comparer » deux systèmes totalitaires. Par ailleurs, son œuvre poétique est en prise directe aussi avec l’histoire ukrainienne (recueil de poèmes Vers les limites interdites, 1929 ; le cycle poétique De la cellule des condamnés à mort, 1939…). Son recueil de récits, Les Chevrons du camp (1932), pressent les conséquences de la collectivisation – les villages ukrainiens seront transformés en camps de travail forcé. Outre son activité littéraire, Ivan Bagrianyi est l’auteur de plus d’une centaine d’articles, d’essais et de pamphlets – plusieurs d’entre eux sont considérés par les historiens comme des documents d’époque précieux[7].
À partir de 1932, le régime soviétique interdit à Ivan Bagrianyi de publier. La même année, il est arrêté ; il connaît les prisons, les tortures physiques et morales, l’exil forcé, les fuites et la vie de clandestin. Il avait 25 ans. En effet, le 16 avril 1932, en pleine rue de la capitale[8], Ivan Bagrianyi est arrêté. Alors que l’agent de la gpou l’accompagne dans la rue, il croise son camarade Valeryan Polichtchouk, qui, avec humour, l’interroge sur sa destination et lui demande s’il se rend à la « fabrique-cuisine ». Mais, ironie tragique du sort, c’est ce dernier qui y sera condamné à mort, alors qu’Ivan Bagrianyi s’en sortira et survivra.
Ivan Bagrianyi passe onze mois dans une cellule d’isolement réservée aux smertnyk (« les condamnés à mort ») dans l’ancienne prison tsariste de Kharkiv qui porte le nom de « Montagne froide ». Il y connaît « une horrible solitude, quand l’homme veut par toute son âme, jusqu’à un cri, une douleur, avoir un témoin » (JG : 504)[9]. S’en suivent des interrogatoires sans fin, accompagnés de pressions morales et de pièges tendus par les juges d’instruction. Un seul but était poursuivi : le faire « se fendre », c’est-à-dire l’obliger à avouer des crimes absurdes et à se repentir. Les châtiments moraux étaient continuels. Seul dans sa cellule, l’écrivain ne peut ni lire, ni écrire ; toutefois, il compose des vers qu’il mémorise, tels ceux-ci :
Nous irons au Golgotha – toi et moi –
Sous les cris « Crucifie ! Crucifie ! » des brutes insignifiantes et sales
Arborant des décorations d’État[10].
Alors que les tentatives des juges s’avèrent infructueuses, on lui propose de dénoncer ses camarades, ses « frères-écrivains ». Ivan Bagrianyi résiste à toutes les provocations et est finalement « relâché », après avoir été condamné « seulement » à 5 ans d’exil forcé au Bamlag[11]. Ce verdict « favorable » (il a la vie sauve) n’est pas le fruit du hasard. En effet, depuis longtemps l’écrivain était surveillé par le gpou, toutes ses œuvres étaient lues par leurs « critiques » et il n’avait rien à cacher. Se comportant d’une manière courageuse et faisant preuve de bravoure devant ses bourreaux (par exemple, il demande de remplacer un juge russophone par un autre parlant ukrainien), il ne pouvait que réaffirmer ses convictions connues de tous. Ivan Bagrianyi leur disait : « Si vous me donnez quelques années de camp, vous ferez de moi par votre “éducation” un contre-révolutionnaire. Vous n’avez donc qu’un choix : me libérer ou me fusiller » (Tcherevatenko, 1990 : 68).
Après trois ans de détention en Sibérie, il s’évade du camp et, durant presque deux ans, il se cache dans une colonie ukrainienne de « vieux croyants », Zelenyi Klyn, située dans la taïga sibérienne. L’expérience vécue alors est partiellement reprise dans son roman Les Chasseurs de tigres, une œuvre très attendue par les Ukrainiens qui avaient besoin, dans ces moments de doutes, d’un héros qui surmonterait tous les obstacles et irait sans hésitation droit vers son but. Le protagoniste du roman, Hryhoriy Mnohohrichnyi, est l’archétype de l’Ukrainien inflexible dans ses convictions patriotiques, courageux et prêt à tout endurer au nom de son honneur. Pourtant, il n’est pas réductible à un personnage-type désincarné et abstrait ; car l’auteur le dote de faiblesses qui le rendent humain et singulier. En fait, la priorité de Hryhoriy n’est pas tant de lutter contre le système que de s’en protéger et de garder sa dignité. Il en est de même d’Ivan Bagrianyi qui, en exil, appelait ses compatriotes moins à mener des attaques radicales contre le pouvoir soviétique qu’à résister et sauvegarder leur identité nationale. Il était persuadé que le système devait se détruire de l’intérieur, et que le salut ne pouvait, en fait, que venir des Ukrainiens eux-mêmes.
Après son évasion, Ivan Bagrianyi ne peut résister longtemps à la tentation de revenir chez lui. En 1938, il commet un acte qui peut paraître comme une sorte de suicide : il rentre, sans papiers, à la maison paternelle. Quatre jours plus tard, dénoncé par un voisin, il est arrêté de nouveau comme fugitif et « ennemi du peuple ». Il subit, durant une détention qui va durer 2 ans et 7 mois, de multiples tortures physiques qui sont évoquées avec un réalisme brutal dans Le Jardin de Gethsémani. En effet, le protagoniste du roman, Andriy Tchoumak, n’est pas sans rappeler Ivan Bagrianyi. Comme son personnage, il trouve en lui-même la force de résister aux souffrances et aux provocations. En 1940, malade et à demi-mort (il a le foie et les reins broyés suite aux sévices qu’il a subis), l’écrivain est relâché, profitant pour ainsi dire, indirectement, de la disgrâce de Iejov[12], fusillé sur ordre de Staline lors des purges dans le parti.
Assigné à résidence, Bagrianyi reste à Okhtyrka et à Kharkiv, dans une région occupée par les nazis lors de la Seconde Guerre mondiale. Il continue à écrire. Rappelons, pour l’anecdote, qu’un metteur en scène refuse de réaliser sa comédie satirique Le Général pour ne pas « provoquer la colère » des Allemands. Ayant échappé par miracle à l’extermination des intellectuels ukrainiens par les nazis, Ivan Bagrianyi cherche à s’enrôler dans les troupes de l’armée ukrainienne clandestine upa qui, vers 1942, mène une guérilla acharnée contre les deux occupants – les Russes et les Allemands. En 1943-44, il lutte aux côtés de Stépan Bandera[13] ; il est chargé du travail de propagande et rédige de nombreux articles et tracts en ce sens. Son séjour en Ukraine de l’Ouest (annexée alors à la Pologne) lui permet de se frotter à une vie culturelle ukrainienne qui se développait en dehors de la domination russe. Il continue toujours son travail d’écrivain. En 1944, à Lviv, il écrit un roman intitulé Les Chasseurs de bêtes qui paraît en feuilleton dans le journal local, « Le Soir » – c’est ce texte qui sera réécrit et développé plus tard pour donner naissance aux Chasseurs de tigres.
Ancien prisonnier des camps soviétiques, combattant de l’armée indépendante ukrainienne, Ivan Bagrianyi n’a pas d’autre choix que de se déplacer à l’Ouest avec la ligne de front. Aussi, en 1944, se retrouve-t-il en Slovaquie où il est arrêté par les Allemands, déporté en Allemagne et condamné aux travaux forcés. Mais, comme à son habitude, Ivan Bagrianyi réussit à s’échapper, il se rend d’abord à Innsbruck, puis s’installe définitivement à Neu-Ulm en 1946. Après la libération, dans cette région, on avait installé des camps pour les « personnes déplacées » (displaced person ou dp), en particulier pour les expatriés soviétiques. En 1947, en effet, en Allemagne de l’Ouest on pouvait dénombrer 766 camps dp, dont 125 étaient réservés aux Ukrainiens. Ils possédaient une administration intérieure composée d’Ukrainiens, un conseil de camp élu, un organisme de pouvoir exécutif, des établissements scolaires, un service culturel et une dizaine d’associations, d’unions et de partis. C’est dans un tel camp que se retrouve Ivan Bagrianyi après la guerre. Cette expérience est décrite dans son récit en vers Antoine Malheur, héros du labeur (1955). Selon Oleksander Chouhay (1994 : 12-13), on pouvait compter approximativement au moins 200 000 Ukrainiens rassemblés à l’époque dans les trois zones libérées (américaine, anglaise et française). Mais la plupart des Ukrainiens se trouvaient, bien évidemment, dans la quatrième zone, la zone soviétique. Si l’on additionne le nombre des jeunes déportés condamnés aux travaux forcés, celui des anciens prisonniers de guerre et celui des prisonniers politiques, on peut estimer que le nombre d’Ukrainiens se trouvant à l’Ouest se montait à peu près à 2 millions.
En 1945, le gouvernement soviétique commence à organiser le rapatriement forcé de ses citoyens. Après leur retour en urss, un grand nombre de ces rapatriés est envoyé dans les différents camps de Kolyma, de Solovki, de Goulag, etc. Les gouvernements anglais et américain, qui ne semblaient pas connaître les vraies intentions des « chasseurs d’hommes », ont tout fait pour que soient respectés les Accords de Yalta (1945) et ont ainsi apporté une aide involontaire à ces mesures de déportation. Ayant peur des répressions, certains falsifiaient leurs papiers pour pouvoir y échapper ; parfois, il n’y avait pas d’autre solution que le suicide. Ivan Bagrianyi aurait dû aussi être soumis au rapatriement « bénévole ». Pourtant, il ne change pas d’identité et se prononce ouvertement, au nom de centaines de milliers de ses compatriotes condamnés, contre ces mesures coercitives, en écrivant un pamphlet intitulé Pourquoi je ne veux pas retourner en urss ?[14] Même si Ivan Bagrianyi n’avait été que l’auteur de cet unique texte, il aurait mérité de rester dans la mémoire collective ukrainienne comme un défenseur éminent des intérêts du peuple ukrainien, un polémiste et un homme politique courageux.
Précisons que, parmi les immigrés ukrainiens, Ivan Bagrianyi jouissait d’une grande autorité. Pendant plus de dix ans, il assume le rôle de président et de vice-président de Conseil National Ukrainien ; il est élu plusieurs fois président de la République Populaire Ukrainienne en exil. Il est également un des organisateurs et fondateurs de l’Union de la jeunesse démocratique ukrainienne. À partir de 1945, il commence à éditer un journal, Les Nouvelles ukrainiennes, qui a existé plus de 50 ans. À Neu-Ulm, il crée un parti politique – le Parti révolutionnaire démocratique ukrainien (prdu). Malgré son éloignement géographique, Ivan Bagrianyi trouve les moyens de suivre au plus près la réalité soviétique. Il s’intéresse surtout à la vie culturelle et littéraire ukrainienne. En dehors de son pays, il « vivait l’Ukraine et demeurait en Ukraine avec tout son être spirituel […] Il semblait que l’écrivain ne résidait pas à l’étranger, mais dans son pays natal, respirait le même air que [ses] compatriotes en Ukraine, se préoccupait des problèmes les plus actuels du peuple en Ukraine, et chacune de ses paroles faisait écho, sous la forme de la compassion ou de la protestation, à ce qui se passait en Ukraine » (Tarnavs’kyi, 2001 : 606-607). Parallèlement à son engagement politique, il continue son activité littéraire ; en particulier, il restitue par écrit les poèmes composés en prison et en déportation qu’il avait gardés en mémoire (voir le recueil Le Boomerang d’or : le reste des textes perdus, confisqués, détruits, 1926-1946). Ivan Bagrianyi meurt à l’âge de 57 ans, en Allemagne, le 25 août 1963. Il est enterré à Neu-Ulm, non loin du monument qu’il a fait ériger en hommage aux victimes ukrainiennes prises dans les tourmentes de l’histoire du XXe siècle. Sur sa tombe, on peut lire ses propres mots : « Nous existons. Nous existions. Et nous existerons. Et notre Patrie existera avec nous ».
« Je retournerai dans ma patrie avec les millions de mes frères et de mes sœurs qui demeurent ici, en Europe, et là-bas dans les camps sibériens, quand le système totalitaire sanglant des bolcheviks sera détruit comme le système hitlérien, quand le nkvd subira le même sort que la Gestapo, quand le fascisme russe rouge disparaîtra comme a disparu le fascisme allemand », telles sont les premières paroles d’Ivan Bagrianyi (1946 : 429) dans son pamphlet Pourquoi je ne veux pas retourner en urss ?. Comme bien d’autres représentants de la « Renaissance fusillée », Ivan Bagrianyi n’a été réhabilité qu’en 1991, l’année de l’indépendance de l’Ukraine. C’est à partir de cette date que ses romans ont commencé à être publiés dans son pays. Aussi peut-on dire que l’auteur est enfin « retourné » en Ukraine, comme il le souhaitait. Aujourd’hui, une partie de ses textes est publiée chez lui, même si l’on peut déplorer que ses œuvres complètes n’aient pas encore été éditées. En effet, certains écrits restent en l’état de samizdat (plus particulièrement ses œuvres de jeunesse). En Ukraine, Ivan Bagrianyi est surtout connu comme l’auteur de deux romans : Les Chasseurs de tigres et Le Jardin de Gethsémani. Ces deux textes font partie des programmes scolaires et ont été adaptés au cinéma. En 1992, est attribué à l’écrivain, à titre posthume, un prix littéraire prestigieux – le prix Taras Chevtchenko – et son œuvre fait l’objet de nombreuses études littéraires (mémoires, thèses…) au sein des universités ukrainiennes. À Okhtyrka et Soumy des rues portent son nom. En 2006, on a frappé à son effigie une pièce de monnaie. Le 100e anniversaire de la naissance d’Ivan Bagrianyi a été inscrit sur la « Liste de la commémoration d’événements historiques et de personnalités éminentes », proposée par l’Ukraine à l’unesco.
Selon Paul Ricœur (2006 : 26), « le genre du discours rétrospectif propre à l’histoire entre en concurrence avec les discours prospectifs […] bref les discours tournés vers le futur ». Aussi n’est-il pas étonnant qu’Oleksandr Khomenko (2006) parle d’Ivan Bagrianyi comme d’« un auteur à projet » : « L’écrivain n’est pas seulement un artiste et créateur de la parole littéraire, il élabore pour les générations futures un projet d’avenir ». Ivan Bagrianyi a lui-même prédit ce retour, car il a toujours été persuadé que ce ne sont que les cadres politiques de l’Ukraine qui peuvent réellement relancer l’État ukrainien. À son avis, ces cadres se trouvaient dans le Komsomol et le Parti Communiste, et il savait que leur foi en un « avenir radieux » allait progressivement diminuer. L’écrivain a toujours pensé que l’indépendance de l’Ukraine ne pouvait venir que de l’intérieur et que c’était aux ex-militants communistes de créer une Ukraine indépendante, même si une telle opinion lui a attiré beaucoup d’ennemis parmi les anti-bolchéviks (Bagrianyi, 1949).
Comme nous l’avons vu, le récit de la vie d’Ivan Bagrianyi est lié à celui des étapes importantes de l’histoire ukrainienne au XXe siècle. Ainsi l’a écrit un critique ukrainien, « la tragédie personnelle de Bagrianyi est notre tragédie commune » (Hrychko, 1963 : 20). Déjà, dans son enfance et sa jeunesse, le futur écrivain a été témoin des contraintes liées à l’instauration du pouvoir soviétique. Très tôt victime de persécutions, il partage le sort de la génération de la « Renaissance fusillée ». Ses arrestations et ses déportations dans des camps soviétiques adviennent quand l’Ukraine sort à peine des terribles conséquences de la famine artificielle de 1932-1933 et qu’elle est à la veille d’une autre catastrophe, celle de la Seconde Guerre mondiale. Pendant la guerre, il est pris dans un nœud inextricable dont les fils reliaient les nazis, l’armée rouge et l’upa. Son engagement dans le mouvement indépendantiste le voue plus tard à l’exil. Sa déportation en Allemagne, sa détention dans les camps dp, ses activités littéraire et politique en exil poursuivies dans le seul but de libérer ses compatriotes de tous les totalitarismes et le retour en Ukraine de son œuvre, après l’indépendance du pays, illustrent à quel point le destin d’un homme emblématique entretient des rapports manifestes avec la constitution des mémoires collectives ukrainiennes.
Extrait de l’article :

Dranenko, GalynaRécits de vie et vie des récits dans les mémoires collectives ukrainiennes : Ivan Bagrianyi comme figure emblématique de l’histoire de l’Ukraine au XX s., in : Qualifier des lieux de détention et de massacre (3). Figures emblématiques, mobilisations collectives. – Nancy : Presses universitaires de Nancy, 2010. – P. 273-300.


LE VENT

Le vent de Kolyma arriva en France

Le vent noir et sale

De là où nous nous disions au revoir avec toi
De là où il n’y a que des nuits sombres,
Comme des estampes anciennes.

Les nuits froides comme l’hiver polaire
Noires comme la Kolyma même

Bleues comme le dernier au revoir
Mortes comme le désespoir

Et voilà que du pays des aurores sauvages

En France le vent arriva aujourd’hui

Dans le pays de la Liberté, vers les nattes de Jeanne
Il amena les cris de millions d’hommes


Ce vent se promène sur les places et dans les villas
Il se heurte contre les murs de la Sorbonne, on entend
Quelqu’un se tordre les bras et pleurer...

Il pleure,

Le vent des pays des esclaves

Volait en vain dans le pays de la Liberté.

En vain, car ils ont leur Kolyma à eux !
Ils ont la « liberté »

Mais pas d’hommes fiers.


Traduit de l’ukrainien par Galyna Dranenko



[1] À lépoque cétait une ville de 25 800 habitants, administrativement située dans la région de Poltava, puis dans celle de Kharkiv (aujourdhui Okhtyrka est le chef-lieu de district, appartenant à la région de Soumy, et sa population atteint 50 000 habitants).
[2] S. Petlioura (1879-1926). Homme de lettres, il a été lune des figures importantes du mouvement socialiste ukrainien au début du XXe siècle. Autonomiste puis indépendantiste, S. Petlioura a participé à la formation dune armée ukrainienne dont la mission était de protéger le pays du bolchévisme durant la révolution russe. Vaincu, il est parti à létranger et a dirigé le gouvernement ukrainien en exil. Il est mort assassiné à Paris (il est enterré au cimetière de Montparnasse).
[3] Solovki ont été lun des premiers camps soviétiques destinés au « redressement moral » des éléments socialement condamnables. Plus tard, ce camp a été lobjet dune transformation radicale qui a fondé ainsi le système même du Goulag.
[4] Abréviation ukrainienne de « Maysternia Revolutsiynoho Slova» (Atelier de la Parole Révolutionnaire).
[5] Ces termes, qui définissent des qualités littéraires, renvoient au livre de G. Deleuze (1993).
[6] Expression empruntée à H. Kostuk (1946).
[7] Voir en particulier : Bagrianyi I., 1954, La Lutte contre l’impérialisme moscovite et le Conseil Ukrainien National. Discours prononcé en Angleterre : Question et réponse, Neu-Ulm, Edition des Nouvelles d’Ukraine, 135 p. ; Bagrianyi I., 1950, « Les dix années de la lutte et nos objectifs prochains : Discours au IV congrès de PRDU », pp. 3-73, Nos positions, 1(23). ; Bagrianyi I., 1954, « Les Chevaliers de l’absurde : Contre le mouvement moscovite de "l’unité et la non-séparation" à l’immigration », pp. 3-13, Nos positions, 1.
[8] Kharkiv était la capitale de la République Soviétique dUkraine de 1917 à 1934.
[9] Bagrianyi (1950), Le Jardin de Gethsémani, dorénavant noté JG, suivi du numéro de la page de cette édition.
[10] Extrait du poème « De la cellule des condamnés à mort », cité daprès Bagrianyi (2006 : 404).
[11] Abréviation russe du « Baïkalo-Amourskiy Lager » (Camp de Baïkal et dAmour).
[12] N. Iejov, chef suprême du nkvd de septembre 1936 à novembre 1938, est le principal artisan de la mise en œuvre des grandes purges staliniennes.
[13] S. Bandera (1909-1959) a été le chef de lorganisation des nationalistes ukrainiens (oun(b)) et le fondateur de larmée insurrectionnelle ukrainienne (upa). Il a été tué à Munich par des agents de Moscou.
[14] Ce texte, rédigé en 1945 à Augsbourg, a été lu en allemand lors dune séance des Nations Unies.

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