Articles sur la littérature ukrainienne

Taras Ivassioutine (Tchernivtsi)

LE THEME DU BONHEUR DANS LES ŒUVRES DES POÉTESSES UKRAINIENNES LESSIA UKRAINKA (1871 - 1913) ET LINA KOSTENKO (1930)

"L'homme heureux égale Dieu "

(Sapho, début du Vile s.av J.-C.)

Le choix de ces deux poétesses s'explique par le rôle qu'elles ont joué dans l'évolution de la littérature ukrainienne tout au long d'un siècle. Ce choix est d'autant plus justifié que le thème du bonheur est, selon nous, plus proche de la psychologie féminine. Cela ne veut pas du tout dire que les femmes, tout en se passionnant pour les poésies, ne pensent qu'aux sentiments, qu'aux mots, au détriment du contenu, de la pensée (selon le jugement de Gœthe). Les œuvres de Lessia Ukraïnka et de Lina Kostenko prouvent justement le contraire.

Nous voudrions donc montrer dans notre communication quelques convergences dans les œuvres de deux femmes-écrivains, qui concernent le thème du bonheur, de l'idéal auquel elles aspiraient. Ces tentatives de recherche se basent sur une maxime fameuse d'A. Schopenhauer Es gibt etwas Weiseres in uns als derKopfist * ; et ce "quelque chose", les deux poétesses le comprenaient mieux que personne. Cela leur a permis de trouver l'idéal de leur "bonheur" non pas dans le bien-être insensé, inutile, serein, mais dans la lutte, condition indispensable à la vie. Pas de lutte, pas de tragédie, qui ne donne à la vie sa profondeur et son sens (l'héroïsme moral) :

Quelle honte de mourir et souffrir en silence

Quand notre épée, même rouillée, est prête...

A l'ennemi résistons avec vaillance,

Sans répit, jusqu'à ce que roulent les têtes

Lessia Ukraïnka, "A une amie, en souvenir

C'est pour cela que s'explique sans doute, le fait que Lessia Ukraïnka ne comprenait pas cet amour doux et calme "qui doit comme le soleil briller à tout le monde". Elle haïssait les partisans de cet amour à cause du manque d'une hardiesse active pour défendre la vérité.

C'est pourquoi les paroles de Nietzsche sont devenues ses devises. Elle mènera une lutte acharnée contre toute injustice, par la parole. Elle brandit la parole comme une arme, une épée tranchante pour briser les chaînes des hommes asservis. Egale de Prométhée, Titan de l'esprit. Pour percevoir le courage civique du poète citons quelques lignes de son poème :

Paroles, que n'êtes-vous en acier

Qui, dans les combats, puisse scintiller ?

Que n'êtes vous une épée sans merci

Pour trancher la tête des ennemis

Ce n'est pas un hasard si Lessia Ukraïnka penchait pour le catholicisme (et non pas judaïsme). Elle y voyait un lien original du virtus romain avec cette notion de la morale hétéronome qui est l'indice le plus marquant de l'éthique chrétienne. (Cette éthique ne connaissait qu'un bref et péremptoire "Ne tue pas !" ainsi que d'autres commandements de Dieu). Il n'existait pour Lessia Ukraïnka que l'inexorable "Tu dois !" Ces ordres absolus, ces prémisses d'une force surnaturelle qui n'exigeaient aucune sanction étaient propres aussi à la vie et à l'œuvre de la poétesse ukrainienne. Lessia Ukraïnka a ajouté à cette morale l'idée apportée au christianisme par la Rome expirant : idée virtus sentiment hautement développé de la dignité personnelle et du droit, culte de la force et de la hardiesse ainsi que son fondement bien connu. Vvm vi repellere licet ! ("La force doit être vaincue par la force! ")

Donc, on peut constater que la poétesse ukrainienne a mis une dévotion fanatique à la place d'un intellectualisme froid : là où la douleur et les souffrances se trouvaient jusqu'ici comme point de départ, elle y avait apporté un sentiment offensé et un emportement fébrile dans la lutte. Dans son personnage de Cassandre, Lessia Ukraïnka a incarné ce qui lui était le plus cher dans la vie, ce qui lui servait de base pour sa conception du monde. Sa vie a été consacrée à la parole poétique, à cette vérité qui servait les gens. Ceci n'a pas apporté de bonheur, mais Lessia Ukraïnka n'avait jamais aspiré à un bonheur facile. La parole lui servait d'arme, de lumière, elle était pour elle pareille à un culte. Tout en se basant sur les "doctrines théologiques" (selon A. France), Lessia Ukraïnka séparait son idéal de l'idéal du "nihilisme européen" (le terme de Nietzsche). Sa "Possédée" n'accepte pas la doctrine du Messie, car celui-ci exigeait d'elle d'aimer "tous", de veiller au bonheur de "tous", tandis qu'elle n'aimait que son idéal, que sa grande idée. Par ceci s'explique le fait que les héros de Lessia Ukraïnka ne sont pas des masses, mais des personnes concrètes : Prométhée, Iphigénie, Samson. Son idéal n'était pas le Beau (das Schone) mais le majestueux (das Erhabene). Les mêmes idées de magnifier l'homme, de lui donner des ailes (c'est-à-dire le culte d'un homme fort) étaient propres aux poésies de Lina Kostenko. Ce n'est pas par hasard qu'elle recourt souvent aux personnalités politiques, mythologiques, historiques. Elle le faisait à bon escient afin de mieux faire ressortir les problèmes de la vie actuelle.

Il est significatif que pour Lessia Ukrainka le bonheur ne veut rien dire si elle n'y trouve pas son Dieu, qui est incarné (selon elle) par le Sphinx— monstre "transformé par les gens en un Dieu".

Dans l'œuvre de Lina Kostenko on ressent la même intonation que chez Lessia Ukraïnka, le recours au même système d'images, de valeurs humaines. Comme sa devancière, Lina Kostenko tâchait de dévoiler le mystère de l'homme. La phrase de Sapho mentionnée plus haut —"l'homme heureux égale Dieu"— c'est déjà la conception d'une personnalité. Ajoutons : une conception effrontée pour son temps. Son levier consiste à faire monter l'homme au-dessus des cendres de la terre, à lui donner des ailes et à le magnifier à la fois. Comme nous le voyons, c'est le même culte d'un homme fort, hardi, dont le but est de créer et non pas de ruiner. C'est le culte d'un homme libre, qui lutte pour le bonheur de son peuple asservi. En lisant ces vers de Lina Kostenko, on pense une fois de plus à la propriété du talent qui apparaît comme une fusion du caractère avec la parole :

Je suis un peu fauve, je n'aime pas la servitude,

Je m'en échapperai, même si je me ronge une patte.

Comme c'est fort ! Mais cette force en dit long sur une grande solitude d'âme. C'est une expiation pour de fières aspirations, l'effronterie de la pensée, pour l'audace de l'immersion dans les profondeurs, inaccessibles aux autres.

"Dieu, sauve-moi de la bonté ! ", supplie Lina Kostenko. D'autant plus tragique est ce qui se lit derrière cet appel. L'amour actif, c'est justement un amour-haine. Ces motifs rappellent nettement la poésie de Lessia Ukraïnka.

Certes, dans les livres de Lina Kostenko il y a beaucoup d'éléments tragiques. Mais ce tragique "est lié avec son sermon fougueux de l'action et de l'héroïsme moral".

"Lutte, et le bonheur ne s'enfuira pas". La parole lui avait été donnée comme une offrande merveilleuse et cruelle pour sa vie si mouvementée (son poème "Destinée" en est un témoignage indéniable). Lina Kostenko accepta ce don et elle resta fidèle à sa vocation de poète sans jamais succomber à l'artisanat, aussi raffiné fût-il. C'est dans la poésie qu'elle trouvait toujours son bonheur. Tout au long de ses poèmes Lina Kostenko se réfère souvent à la notion de bonheur : "Dans le monde cruel et froid, où le bonheur est tissé de pardons".

- Je n'aime pas les malheureux. Je suis heureuse : ma liberté est toujours avec moi.

- Que les yeux des contes sont heureux.

- Si c'était un simple bonheur, ce serait un simple bonheur. Ce qui est de plus, c'est déjà la poésie. Dans son poème "Leitmotiv du bonheur" Lina Kostenko avoue qu'elle est enfin heureuse en compagnie de son bien-aimé. Cet amour, ce bonheur sont une sorte de récompense pour toutes ses souffrances, sa solitude, son malheur.

Il importe de mentionner encore une chose qui redonne à leur poésie une force attrayante : c'est leur féminité. Lessia Ukraïnka écrivait dans un de ses poèmes qu'elle "se griserait du bonheur d'une victoire". Hélas ! Cet enchantement ne lui était pas prédestiné. Ses rêves, tant chéris, ne se sont pas réalisés. Elle "a brûlé de son propre feu" n'ayant pas vu ce bonheur si attendu.

C'est pourquoi sa poésie était plutôt le désir d'un bonheur que la délectation de ce bonheur. Cette constatation concerne au même point Lina Kostenko dont le courage, l'intelligence, la force (ce n'est pas par hasard qu'elle s'est nommée elle-même— "une Spartiate de Kiev") l'élèvent dans les yeux d'un lecteur intelligent à une telle hauteur, à de telles sphères spirituelles, qui sont comparables avec la rébellion de Lessia Ukraïnka.

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Taras Ivassioutine (Université nationale de Tchernivtsi)

Authenticité et masque dans Vynnytchenko, Anouilh et Sartre

Au début de la présente communication nous voudrions fournir quelques données biographiques sur Volodymyr Vynnytchenko et nous arrêter, surtout, sur la période française de sa vie, pendant laquelle il a écrit sa pièce Le prophète (1930).

Volodymyr Kyrylovytch Vynnytchenko est né le 26 juillet 1880 au village de Vesselyi Kout de la région de Kherson. Sa vie et son activité ont été extrêmement mouvementées et rudes : études à l'Université de Kiev, participation aux mouvements politiques les plus divers, arrestation, évasion. Les flottements dans sa conception du monde déstabilisaient cet écrivain de talent aux tournants décisifs de l'histoire qui l'ont finalement contraint à l'émigration.

Vynnytchenko a été attaché surtout à la France où il a passé près d'un quart de siècle. Il arrive à Paris en février 192S, pour son dernier séjour, avec les premiers émigrés politiques, après avoir participé à plusieurs gouvernements et même s'être trouvé à leur tête à l'époque de la République Populaire Ukrainienne indépendante (1918-1920). En fait, la France avait déjà servi comme refuge pour Vynnytchenko. En raison de son activité politique (il a été membre du Parti Révolutionnaire Ukrainien qui a pris ensuite le nom du Parti Social-démocrate Ouvrier Ukrainien), il avait été poursuivi et avait dû quitter son pays à plusieurs reprises. Selon les témoignages de son épouse Rosalie, au cours des années 1908-1914, il a visité la France et Paris sept fois, outre quelques autres pays d'Europe.

Son activité littéraire dans la capitale française durant les années 1925-1934 s'est avérée très efficace et abondante. Bien entendu, l'atmosphère de cette ville, le succès des mises en scène de ses pièces dans les théâtres européens et surtout l'écho de son roman célèbre La machine solaire et la parution en Ukraine de ses œuvres complètes y ont beaucoup contribué.

A Paris, Vynnytchenko écrit des romans, récits, pièces, traités socio-philosophiques et tient son journal. Dans la liste des manuscrits rédigée par l'épouse de l'écrivain, nous trouvons une pièce inachevée Atelier du bonheur (1925), le récit Une blonde (1926), Criminalité (1927), première rédaction du roman Le nouveau commandement (1931-1933), le traité socio-philosophique Bonheur {Lettres à un jeune homme) qui a été utilisé plus tard par l'auteur lors de la préparation de l'œuvre Concordisme. C'est pendant cette période que Vynnytchenko élabore « le nouveau commandement», c'est-à-dire les nouveaux principes d'une vie concertée des hommes sur la planète. Il envisage le renouveau de l'homme sur le plan moral et social, comme un préalable indispensable à la réorganisation de toute l'humanité, qui « piétine toujours au milieu des vérités, comme un aveugle parmi des rues inconnues ». Sa conception du concordisme, dont il a entamé l'approbation par lui-même, et du réaménagement de sa propre vie, permet de parler de lui comme d'un écrivain d'envergure mondiale.

Paris devint aussi l'arène des événements des romans et drames de Vynnytchenko. L'émigration politique russe d'avant la révolution, qui y avait trouvé refuge, est décrite par lui comme humble et déchirée par des querelles inter-fractionnaires (le roman Equilibre). Par contre, le drame Panthère noire et ours blanc nous montre un autre aspect de ce problème - éloignement du destin de sa patrie, auto-isolement des ressortissants de l'Ukraine. A la différence de ces romans, représentant la rupture des héros avec leurs racines, le roman socio-détectif Gisements de l'or ébauche une voie inverse, c'est-à-dire le retour aux racines perdues. Ecrit en 1926-1927, il n'a pas été publié pendant 60 ans, car les éditions Roukh, auxquelles l'auteur avait envoyé le manuscrit, en ont fait une critique négative. Les héros de ce roman sont en quête des gisements énormes de l'or, qui symbolisent l'Ukraine comme un trésor riche de valeurs spirituelles et matérielles, comme la tentative de s'affermir dans la vie, de s'y trouver et de se réaliser.

Le rêve de l'écrivain d'une société d'hommes heureux est incarné dans son drame Atelier du bonheur. La quête du bonheur par toute personne, par un groupe social, par une nation est un objectif grandiose, capable selon l'auteur, d'harmoniser la société.

Nouveau commandement, le roman achevé dans sa première rédaction en 1933 et mis au point vers la fin de sa vie, (il est mort le 6 mars 1951 à Mougins au sud de la France) met en évidence la conception, élaborée par lui-même, d'une coexistence pacifique des pays aux systèmes sociaux différents, les voies de leur intégration. Dans les conditions de tension mondiale, de menace d'une nouvelle guerre, la réalisation littéraire de cette conception a une grande portée. Publié en 1949 en français, ce roman fut un véritable événement littéraire, et son auteur reconnu de façon méritée, comme un homme d'envergure européenne.

Son activité littéraire à Paris, aussi bien que son œuvre tout entière, exige une étude sérieuse et approfondie. Il reste incontestable, néanmoins, que la période parisienne est partie intégrante de son riche héritage littéraire, placée sous le signe de recherches inlassables des voies de perfection de l'humanité. Elle témoigna du service de l'écrivain, plein d'abnégation, à la cause de son peuple.

Dans son dernier drame Le prophète, écrit en émigration en 1930 et publié après sa mort, Vynnytchenko, par l'intermédiaire de son personnage principal Amare, qui parcourt la voie complexe de prophète de la volonté de Dieu jusqu'à devenir un faux Messie, aborde les problèmes actuels de son temps, tels que : lutte séculaire entre le bien et le mal, la raison et le sentiment, la vérité et le mensonge, relations entre un individu et la foule, compréhension des voies du développement de l'humanité. Vynnytchenko a poursuivi, donc, le thème élaboré dans le théâtre européen, celui de l'homme qui cherche à rejeter l'ancien modèle de vie et en créer un autre. Son prophète est porteur non seulement du bien mais aussi du mal qui le mènera vers une chute morale.

Tout en se basant sur le fondement national, la littérature ukrainienne du début du vingtième siècle se développait dans le contexte des recherches et des acquisitions de la culture européenne. Il importe de souligner qu'à cette époque une place d'honneur dans la littérature mondiale appartenait au drame socio-psychologique. Au centre de son attention se trouvaient des problèmes moraux et philosophiques qui ont trouvé une interprétation originale dans l'œuvre de Vynnytchenko. En écrivant son Prophète il était déjà l'auteur de Panti-utopie Machine solaire (1926) ainsi que d'autres romans, pièces, nouvelles. Il est curieux que presque en même temps Romain Rolland publie son livre La vie de Vivekananda dont le personnage principal, selon l'avis d'une chercheuse ukrainienne, L. Moroze, rappelle Amare - protagoniste de la pièce de Vynnytchenko1. Bien entendu, les deux écrivains ont écrit leurs pièces indépendamment l'un de l'autre, mais le fond social, l'engouement pour toutes sortes de Messies et pour la suprématie des élus qui prenaient de plus en plus d'envergure en Europe et dans le monde entier, se fait sentir dans les deux pièces.

Le prophète de Vynnytchenko s'inscrit dans le cadre des pièces considérées comme « prophétiques » représentées dans la littérature ukrainienne et mondiale par toute une série d'œuvres. Les chercheurs en trouvent des traces dans la littérature française des trois derniers siècles (par exemple dans des comédies telles que Don Sanche d'Aragon de Pierre Corneille ou Le Misanthrope de Molière ; dans Moïse du poète romantique Alfred de Vigny ; ou dans Ubu roi d'Alfred Jarry et la bouffonnerie grotesque qui marque cette pièce). Les réussites de la pensée philosophique accentuent le conflit entre les notions de Bien et de Mal dans la société ainsi que dans l'homme, et exercent une influence sur le mouvement de symboles dans la littérature ainsi que sur l'interprétation d'un prophète. Au vingtième siècle le centre du prophétisme et de la foi se déplace sur la personnalité qui apparaît comme sujet d'une tragédie. Deux pièces françaises de cette époque, Le Diable et le Bon Dieu (1951) de Sartre, et Becket (1959) de Jean Anouilh en témoignent clairement. Dans la littérature ukrainienne ce thème a été élaboré par Franko (dans son poème épique Moïse), Ukraïnka (dans ses poèmes dramatiques Cassandre et Possédée), Tytchyna (dans sa symphonie Skovoroda) et Koulich (dans sa tragi-comédie Malakhiï Polulaire). L'objet de la présente communication réside dans l'étude des correspondances typologiques entre Le prophète, Le Diable et le Bon Dieu, et Becket.

Selon la terminologie biblique, le prophète est un homme spirituel et intelligent, capable de concevoir le mystère de la vérité divine et de la transmettre aux hommes. Etant un intermédiaire entre Dieu et les hommes il prévoit l'avenir et ne parle pas en son propre nom. Tel est Amare, le personnage principal du Prophète de Vynnytchenko, qui a décidé de s'arroger le rôle de nouveau Messie - guérisseur moral, spirituel et physique de l'humanité malade. Beaucoup de ses traits sont pareils à ceux de Jésus Christ (aspect extérieur, coïncidence de la chronologie des exploits terrestres, accomplissement des miracles après l'âge de trente ans, guérison des malades incurables, appels à l'amour et à la miséricorde). S'étant proclamé messager de Dieu, Amare professe l'amour et la fraternité parmi les hommes, s'engage à conduire l'humanité vers un paradis perdu. Les discours du prophète dont les sentiments sont tout à fait sincères, allant de concert avec ses actions miraculeuses, enflamment les masses, les rendent fanatiques, aveugles, fidèles à la foi du nouveau Messie.

Néanmoins, à côté de ces traits classiques d'un prophète, Vynnytchenko, tout en étant sous l'influence des changements colossaux survenus dans la culture et la civilisation modernes, prête à son Amare des traits tout à fait nouveaux et inattendus qui feront finalement d'un messager de la volonté divine un faux Messie. Le prophète est porteur non seulement du Bien mais aussi du Mal (exemple de la bénédiction des grévistes et des policiers), car il n'existe pas de vérité donnée une fois pour toutes et pour tous, d'un seul Bien et d'un seul Mal. Il y a une lutte séculaire entre Dieu et le Diable, tandis que le champ de cette bataille, selon Dostoïevski, c'est l'âme humaine. Aucun régime social imaginé par l'homme n'est à même de faire arrêter ce combat, ne peut le vaincre ou le perdre. Autrement dit, la perte de cette ambivalence, cet arrêt, cet armistice signifierait le début « de l'époque de l'idiotisme social » (Mandelstamm a dit : « il y a toujours une guerre dans la poésie. Et ce n'est qu'à l'époque de l'idiotisme social qu'apparaît une paix et un armistice »2). Les facultés ésotériques du discours de la paix et de l'amour n'ont donné à Amare ni possibilité, ni droit d'égaler Dieu. Il s'est avéré éloigné de l'idéal divin, apporté à l'humanité par le Sauveur. Amare essuie un échec, car, en rejetant les rapports humains et les lois séculaires, il confirme l'absurdité de l'existence humaine. Une grande ère de « Pamarisme » (c'est-à-dire, de l'amour mondial) s'établit à la fin de la pièce dans l'imagination d'une foule fanatique, qui, au temps de ce masque total, de ces illusions, a été manipulée de façon ingénieuse, à bon escient, par le superrationaliste Write. Amare lui-même est devenu la victime de son propre masque, des illusions, qu'il multiplie et auxquelles il croit. Donc, au premier plan de la pièce se trouve le sort et la fin tragique de l'homme qui a osé jouer le rôle de remplaçant de Dieu sur la terre tout en éprouvant, cependant, les sentiments humains de colère, d'ambition et, finalement, des passions charnelles. L'attention portée au principe sexuel comme à l'un des facteurs de la découverte du moi intérieur, subconscient dans l'homme, est propre à toutes les pièces de Vynnytchenko. Ce sont les rapports avec Kat qui dévoilent le mythe sur la prédestination divine d'Amare. Le charnel a pris le dessus sur le spirituel, ce qui a conduit Amare à la perte de ses capacités surnaturelles accompagnée d'une duperie tout à fait préméditée des hommes aveuglés par la foi en lui, comme en un Messie. La dépendance des tout-puissants de ce monde qui, pour manipuler la conscience des masses, ont besoin d'une pseudo-religion, de la foi en une grande ère « d'amarisme », exige d'Amare de rester, dans la mémoire des millions de gens dupés, un messager de Dieu. Le pseudo-prophète au nom du maintien de la foi en lui choisit une mort, trompeuse par sa pseudo-beauté (mécanisme inventé par Write). Amare s'est en effet transformé : outil de Dieu, il est devenu outil de l'élite technocratique ; il est obligé de choisir une belle mort de faux Messie, étant devenu, selon Camus, victime de ses propres vérités3.

Nous donnons raison à l'idée de Taniouk, qui se résume en ce que « le regret sur l'idée de l'unité de l'homme et de son milieu -et, par conséquent, de l'homme et de la société - conduit le personnage du prophète à son dédoublement tragique, jusqu'aux symboles et intonations fatales»4. Les actes humains ont leurs

conséquences qui les justifient ou bien les rejettent. Tout en envisageant la vie comme un théâtre dans lequel le nouveau Messie joue le rôle d'un protagoniste, Vynnytchenko veut nous montrer à travers la fin de son Messie s'il est vrai ou faux. Dans la scène de la mort-ascension d'Amare, l'écrivain prive définitivement le prophète de sa sainteté. Ayant perdu son don il devient l'otage de sa propre foi, un jouet inutile qui empêche l'élite technocratique de réaliser ses plans.

Le personnage ambivalent de la pièce de Vynnytchenko peut être comparé à Becket, le héros équivoque de la pièce « costumée » de Jean Anouilh, ainsi qu'à Goetz, protagoniste du Diable et le Bon Dieu de Sartre. Les deux premières œuvres explorent les mêmes problèmes de l'amour, de l'amitié, et du devoir fatidique au nom duquel on renonce à son bonheur personnel.

Comme son homologue ukrainien, Becket, tout en parlant du mépris envers la richesse et le luxe, s'y adonne volontiers. Nous observons ici, néanmoins, une voie inverse : de la richesse, de la débauche à l'ascétisme et à la foi en Dieu ; tandis que dans Le Prophète la voie est contraire - de la pauvreté jusqu'au service au pouvoir de l'argent, ce qui a conduit Amare, en définitive, à la nécessité de sacrifier sa vie au nom de l'idée. Si Amare a eu l'intention de concilier la force de la foi et celle de l'argent, le message de la parole de Dieu et celui de l'amour charnel, pour Thomas Becket, par contre, la mission de service de Dieu et celle du roi d'Angleterre sont contradictoires : « si je deviens archevêque, je ne pourrai plus être votre ami... Je ne saurai servir Dieu et vous! »5. Le sujet de Becket est simple : la « conversion » de Becket à « aimer l'honneur de Dieu » lorsqu'il a été fait archevêque par son ami et son ancien compagnon de débauche le roi Henri II. Archevêque malgré lui, Thomas prend en effet son rôle au sérieux : il se sent confident de « l'honneur de Dieu » et défend âprement ses droits contre l'autorité royale. Il doit même fuir en France pour échapper à la vengeance du roi. Les deux hommes essaieront même de se réconcilier, car c'est le roi qui tend inconsciemment vers Thomas comme vers une personnalité extraordinaire qui cache à tout le monde le secret de son âme ; mais ce sera en vain. Anouilh réaffirme par là l'absurdité des plus nobles combats. Becket est voué à défendre la cause de Dieu, mais quelle que soit son intransigeance, comme le remarque Morvan Lebesque, « il est assez honnête pour ne pas la confondre avec la sainteté »6.

Becket rentre en Angleterre, mais le roi ne peut tolérer la « trahison » de cet homme qu'il « a tiré du néant de sa race »7 et qu'il aime peut-être encore. A la fin de la pièce, nous assistons, en une scène très dramatique, au meurtre de Thomas Becket, qui s'est paré des plus beaux ornements sacerdotaux pour affronter dignement la mort dans sa cathédrale de Cantorbéry. Au cours de l'analyse de la pièce d'Anouilh une question se pose: qui est Thomas Becket héros d'une grande force morale, ou masque qui change de conduite selon le rôle choisi ? Une telle dégénération est considérée par la critique littéraire russe L. Zonina comme un changement d'emploi ; pour lui, la pièce est comme un « diptyque pittoresque où agit un comédien en vêtements flottants, qui prend des poses selon les circonstances ». En se rendant compte que le spectateur et le lecteur veulent découvrir le vrai visage du héros, l'auteur cherche à motiver la conduite des personnages ainsi que l'évolution de leurs pensées. Mais plus il essaie de le mieux faire, plus il paraît mystérieux. Les plans multiples des pièces de Vynnytchenko et d'Anouilh ont engendré des interprétations philosophiques et critiques différentes quant à leur portée historique et littéraire.

Le problème du rapport entre « la liberté de l'homme » et « les circonstances » traité par Sartre dans son essai L'existentialisme est un humanisme ainsi que celui du choix et du dédoublement intérieur de la personnalité se réalisent dans sa pièce Le Diable et le Bon Dieu. Elle traite également de la morale et de sa vanité dans un univers régi par les rapports de force et les luttes violentes. Son auteur appartient aux penseurs et moralistes qui sont si abondants dans la culture française et qui, tout en méditant sur les secrets de la nature humaine, incarnent leurs idées dans des œuvres philosophiques et littéraires.

Dans L'existentialisme est un humanisme, Sartre affirme que l'existentialisme trouve son point de départ dans la formule de Dostoïevski selon laquelle «s'il n'y a pas de Dieu, tout est permis ». L'humanisme apparaît comme une intention commune de

Dostoïevski et de Sartre, mais chez le premier il est fondé sur la notion de Dieu, tandis que chez le deuxième, il est fondé sur la liberté absolue de l'homme (comme le dit Sartre, « l'existence de l'homme exclut l'existence de Dieu »)'. L'existence humaine, selon Sartre, précède l'essence. L'homme est «jeté dans le monde » ; ne connaissant aucune norme morale préexistante qui justifierait et déterminerait ses actions, il est condamné à être libre, seul (sans Dieu). La situation existentialiste est celle d'un homme abandonné, d'une liberté de choix, d'une angoisse et d'un désespoir. L'homme doit agir sans espérer d'aide de la part de qui que ce soit en se dirigeant librement vers l'avenir.

Les pièces de Vynnytchenko, de Sartre, et d'Anouilh se rapprochent par la conception du caractère humain comme masque, rôle qu'on doit jouer dans la vie réelle. Le paradoxe de Camus portant sur le fait que l'essence de l'homme est déterminée par les comédies jouées par lui non moins que par de vraies et sincères passions de l'âme10, peut être appliqué au personnage de Goetz de la tragi-comédie Le Diable et le Bon Dieu. Pour Camus, la lutte imaginaire de Goetz contre Dieu est l'expression de l'« antithéisme » autant que de l'athéisme". Les onze tableaux de cette pièce mettent en scène les guerres civiles impitoyables et confuses qui ont marqué en Allemagne les débuts de la Réforme luthérienne et les soulèvements de paysans qui y ont été associés. Si, en recourant au jeu du drame romantique et baroque - qui donne parfois à la pièce l'allure d'une superproduction historique - Sartre crée une figure mythique, c'est pour mieux la démystifier : à travers le personnage de Goetz, les pièges de la morale, de la sainteté et de l'absolu sont en fait dénoncés12.

Goetz, aventurier tout puissant et héroïcomique, met l'Allemagne à feu et à sang, se voue au mal et à la trahison, affirmant ainsi contre Dieu son propre univers. Mais alors qu'il est sur le point de massacrer tous les habitants d'une ville, voici qu'il se convertit au bien sur un coup de dés. Il donne aux paysans ses terres, fonde une Cité du Soleil (du bonheur), se consacre à la sainteté. Cette entreprise pleine de bonnes intentions précipite en fait la révolte des paysans. Nous rencontrons les mêmes motifs dans la pièce de Vynnytchenko quand Kat, après s'être persuadée de capacités magiques d'Amare, lui propose de partir pour l'Amérique afin d'y vaincre la cruauté et l'avidité d'argent (Le Prophète, I, 1). Amare accepte cette proposition en s'adressant à la foule qui proteste contre son départ : « quelle joie pourrait donc être pour vous, quand vous serez sains, heureux, tandis que vos frères vont mourir de maladies»13. Amare, comme son homologue Goetz, s'adresse à ses fidèles en recourant constamment aux mots « mes frères », C'est vrai que Goetz se heurte à la méfiance des paysans qui ne veulent pas au commencement l'appeler « mon frère »14.

Sartre introduit un personnage très intéressant, Hilda, qui critique toutes les entreprises de Goetz, et entre autres la création de la Cité du Soleil : « il est vrai, mes frères, que votre Cité du Soleil est bâtie sur la misère des autres. [...] Sur cette terre qui saigne, toute joie est obscène»15. Combien cette tirade est actuelle de nos jours ! Hilda ne manque pas d'enlever le masque de Goetz, en lui disant, par exemple, qu'il n'a jamais aimé les paysans : « tu ne les aimais même pas »16. Comme Amare, Goetz recourt à n'en plus finir aux mots : « amour », « bonheur », « le bien », « tous égaux », « le paradis ». A la fin de la pièce Goetz, lui-même, enlève son masque, en déclarant « c'est moi qui ai triché, moi qui ai fait des miracles, c'est moi qui m'accuse aujourd'hui, moi seul qui peux m'absoudre ; moi, l'homme... »'7. Il avoue enfin qu'il voulait que le Bien fait par lui apportât plus de Mal que la cruauté d'autrefois ; « la Comédie du Bien s'est terminée », dit-il1*.

Quelle en est l'issue ? L'issue est de se mettre à la tête d'une armée de paysans et d'accomplir son devoir militaire sans faiblesse, ni pitié. Découvrant que Dieu n'existe pas, Goetz reprend sa place parmi les hommes : « n'aie pas peur, je ne flancherai pas. Je leur ferai horreur puisque je n'ai pas d'autre manière de les aimer, je leur donnerai des ordres, puisque je n'ai pas d'autre manière d'obéir, je resterai seul avec ce ciel vide au-dessus de ma tête, puisque je n'ai pas d'autre manière d'être avec tous. Il y a cette guerre à faire et je la ferai »19. Goetz cherche vainement à dissuader les paysans de recourir au massacre. Dans le bien comme dans le mal, tous ses projets se seront réduits à des jeux de destruction incohérents qui n'affectent même pas l'ordre établi.

Goetz se sent seul parmi les hommes, comme le prophète des pauvres Nasty qui a fait preuve de l'absence de scrupules pour atteindre son but. Pour se confirmer dans la vie et augmenter son importance, Goetz a choisi Dieu même pour son adversaire, de blasphémateur devenant saint. Il fait du bien non pas au nom des hommes, mais pour prouver sa liberté absolue.

Expérimentation, présence, comme dans les œuvres des existentialistes, d'une situation tendue, critique, dans laquelle l'homme se fait connaître, réduction des personnages aux catastrophes d'ordre personnel, où leur position est la plus vulnérable, fragile - tous ces traits sont caractéristiques des trois œuvres analysées. On a vu parfois dans ces pièces des méditations sur les problèmes du Bien, du Mal et de l'Action ; c'est oublier le ton de bouffonnerie qui domine toutes les pièces. Les personnages principaux, Amare, Becket et Goetz, vivent leur existence comme une épopée, et ne rendent de comptes qu'à Dieu ou, en partie, à l'Histoire. Mais ces héros se doublent de bouffons qui tournent en dérision la plupart de leurs entreprises. Alors qu'ils croient accéder chaque fois au seul mode d'existence authentique, ils tombent dans un piège et s'enferment dans une comédie (surtout Goetz).

Or, malgré la présence dans ces trois pièces d'époques et de pays différents, on peut tout de même relever certains traits communs : caractère conventionnel de l'époque et du lieu; ton de bouffonnerie, traditionnelle pour l'existentialisme ; solitude du héros ; problème du Bien, du Mal et de l'Action ; existence préalable des conditions ; nécessité du choix ; responsabilité des héros sur le maintien de leur don au nom des autres ; interprétation du mythe de Jésus-Christ ; souffrances au nom du prochain. Les héros enlèvent constamment leur masque et se trahissent eux-mêmes à chaque pas.

NOTES

1. L. Moroze, Cent vérités identiques : paradoxes du théâtre de Vynnytchenko, Kiev, 1994, pp. 122-123.

2. L. Taniouk, « Le problème d'une pièce "prophétique" ukrainienne », Beresil, 2 (1992), pp. 176-177.

3. Albert Camus, Le Mythe de Sisyphe, traduction russe, Moscou, 1998, p. 243.

4. Taniouk, art. cit., p. 181.

5. Jean Anouilh, Becket, Paris, La Table Ronde, 1998, p. 77.

6. Morvan Lebesque, La littérature en France depuis 1945, Paris, Bordas, 1970, p. 354.

7. Becket, op. cit., p. 145.

8. L. Zonina, «Postface», in Jean Anouilh, Piиces, 2 vols, traduction russe, Moscou, 1969, il, p. 624.

9. cf. S. Kletzova, « Dostoïevski et Sartre à propos de l'humanisme », in France et Ukraine : expérience scientifique et pratique dans le contexte du dialogue des cultures nationales, Actes du colloque international, Dniepropetrovsk, 1997, p. 64.

10. B. Velikovski, A la recherche du sens perdu : essais sur la littérature de l'humanisme tragique en France, Moscou, 1979, p. 229.

11. Ibid., p. 170.

12. Morvan Lebesque, La littérature en France depuis 1945, op. cit., p. 62.

13. Volodymyr Vynnytchenko, Le Prophète, in Vitchyzna, 4 (1992), p. 24.

14. Jean-Paul Sartre, Le Diable et le Bon Dieu, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1988, p. 124.

15. Ibid, p. 184.

16. Ibid, p. 190.

17. Ibid., p. 238.

18. Ibid., p. 240.

19. Ibid., p. 251-252.

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TARAS IVASIUTYN (Université Nationale de Tchernivtsi, Ukraine)

Quelques réflexions sur le roman de Mykhaïlo Ivassiouk Au Royaume des vertoukhaï

Le temps a passé, les témoignages se sont accumulés, les yeux se sont ouverts, l’heure est venue de se retourner sur le siècle écoulé et de s’interroger sur les racines du mal. Beaucoup de livres ont déjà paru sur l’analyse de ce phénomène. Par exemple, « Tzvetan Todorov y voit un mal du siècle équitablement partagé entre nazisme et communisme, rejoignant ainsi en partie les analyses d’autres philosophes et historiens, comme Revel ou Nolte, qui ont récemment établi qu’il existait une origine commune aux deux grands totalitarismes qui ont endeuillé le siècle » (Fauconnier, 2001 : 90). Mais en partie seulement. « Si le programme nazi dit aussi la vérité du régime communiste, il est utile d’en analyser les différences : le communisme se veut un aboutissement des idées propagées par le christianisme, le nazisme méprise cette tradition et se présente comme l`héritier de la pensée païenne » (Fauconnier, 2001 : 90). On dira à juste titre que les résultats se valent, que les victimes des deux camps furent sans doute peu sensibles à cette subtile distinction; leur sort était semblable en fin de compte : les uns étaient traités par les Soviétiques comme des esclaves, et les autres étaient considérés par les nazis comme des sous-hommes.

On peut situer, peut-être, dans ce contexte idéologique l’essai polémique de François Meyronnis De l`extermination considérée comme l`un des beaux-arts. En effet, cet auteur entreprend une critique vigoureuse et brillante d’une littérature à succès à laquelle il reproche de mettre en scène l’omniprésence du Mal. De plus ce Mal ne se limiterait plus à des actes de transgression commis à l`encontre du Sacré (comme ceux que l’on peut trouver chez Lautréamont ou Bataille, des auteurs qu’il admire dans la mesure où ils ont exploré des territoires neufs), mais, force protéiforme, il s’infiltrerait partout, récupérerait toute forme d’oppositionnel se nourrirait de lui-même pour croître à l`infini. Pour illustrer sa thèse, François Meyronnis choisi de commenter deux romans qui ont été couronnés par des prix littéraires prestigieux : La Possibilité d’une île de Michel Houellebecq et Les Bienveillantes de Jonathan Littell.

Il me semble pourtant que la problématique développée par les deux œuvres n’est pas du tout la même. François Meyronnis a, certes, raison d’affirmer que dans les deux récits s’expose ostensiblement une haine féroce de la vie et que cette haine est dirigée en particulier contre les femmes, considérées exclusivement dans leur rôle de donneuses de vie. Mais, en appuyant son argumentation sur Les Bienveillantes, François Meyronnis ne prend-il pas le risque de sombrer dans une erreur bien commune pour de nombreux lecteurs, celle de confondre auteur et narrateur ? En effet, dans le roman de Jonathan Littel, le narrateur est, pour reprendre les termes de Gérard Genette, un narrateur homodiégétique et plus précisément autodiégétique : le “je” du récit est un S.S. qui raconte ses expériences de guerre et ses crimes, et ce sur près de mille pages. Conformément à la focalisation interne du dispositif narratif, toutes les informations (événementielles, émotionnelles et axiologiques) sont données au lecteur à travers le regard et la pensée du personnage-narrateur, qui a la particularité remarquable de ne jamais pouvoir entrevoir, autour de lui, le moindre signe de « Bien ».

A mon sens, il faut donc considérer Les Bienveillantes comme une étude clinique de phénomènes qui peuvent – hélas! – surgir en nombre dès que des circonstances un peu exceptionnelles révèlent des bassesses habituellement cachées. C`est là une autre manière, et encore plus radicale, de questionner le grand problème qui a traversé toute la réflexion sur la création artistique au XX° siècle, à savoir : quel rapport peut-il exister entre la littérature et la réalité ? On se doute qu’il n’a pas été facile, dans l’immédiat du déroulement de l’histoire, de parler des destructions matérielles et morales issues des guerres mondiales et des révolutions, et, surtout, d’écrire, entre autres, sur la dérive de l’homme dominé par le Mal, qui a été capable de mettre en place des camps de concentration et d’extermination qui défient la raison et le sens moral tant par leur cruauté que par leur systématicité industrielle. En effet, ce « réel », qui est au-delà des mots, comme l’a répété à juste titre Theodor W. Adorno, met en cause profondément l’existence et la force de cet humanisme et de son idéal moral qui fondaient, depuis des siècles, les sociétés dites civilisées. A mon avis, le romancier Jonathan Littel a sans doute eu un tel désir de « comprendre » ce que sont les ressorts qui transforment un homme en un froid bourreau qu’il a décidé – qu’il a peut-être pris le risque – de rédiger son histoire à la première personne, pour souligner, faire voir et entendre, par la médiation d’une voix concrète, ce que Hannah Arendt appelle la banalité du mal.

Le roman de Jonathan Littel représente, donc, de façon crue la machine de destruction massive élaborée par les nazis ; de la même façon, des écrivains des pays de l’Est mettent à nu des crimes commis par le système communiste et stalinien. Parmi eux, il faut citer le pionnier qu’a été Alexandre Soljenitsyne, victime lui-même du régime totalitaire de son pays, et en particulier le roman qu’on peut considérer comme le point culminant de son œuvre : Une journée d’Ivan Denissovitch, qui, à l’instar de Dante, décrit tous les cercles de l’enfer, mais un enfer concentrationnaire, bien terrestre, humain et ancré dans notre monde. Dans ce récit éblouissant, Alexandre Soljenitsyne raconte le froid, la faim, l’humiliation, et il traduit les préceptes des Évangiles dans la langue écorchée des zeks[1] qui remplissent leur écuelle avec une nourriture qui a le goût du divin. Ce roman est un brûlot politique, bien sûr, mais c’est surtout un hymne à l’homme, qui sait trouver des accents christiques bouleversants. D’autres livres d’Alexandre Soljenitsyne s’inscrivent dans la même lignée. Le Premier Cercle dépeint magistralement les conflits intérieurs que connaissent ces esclaves que le travail doit asservir à leurs semblables. Dans Le Pavillon des cancéreux, la métaphore du cancer, véritable figure d’un fatum collectif, permet à Alexandre Soljenitsyne d’explorer les abîmes des âmes mortes, dans une Russie moribonde. On sait que L’Archipel du Goulag a été un roman capital qui a fait découvrir à l’Occident toutes les horreurs des camps soviétiques.

Un autre grand témoin de l’inhumain est incontestablement Varlaam Chalamov, qui a connu au total dix-neuf années de bagne qu’il a décrites dans Les Récits de la Kolyma et Vichéra. Le premier livre a paru d`abord en samizdat ; il a été traduit en 1978 en français. Il a été très difficile de savoir qui était l’auteur de ces livres ; en effet, leur auteur, Varlaam Chalamov, vieilli, apeuré, se terrait dans son hospice. Il y mourut en 1982, en sachant que sa mission était accomplie. Avec la même force qu’Alexandre Soljenitsyne, mais dans des modes d’écriture et un style très différents, il a témoigné sur la fabrique de l’inhumain. En effet, ces « petites » nouvelles nous entraînent dans un bagne où l’âme gèle plus vite que les crachats, par moins cinquante degré, et sont appelées à rester comme un des monuments littéraires qui comptent au XX° siècle. Vichéra est le nom d’un camp du complexe des Solovki où Varlaam Chalamov a été incarcéré à la fin des années vingt, pendant sa jeunesse. Ce petit livre montre aussi l’histoire douloureuse du régime soviétique, et nous fournit des précisions précieuses et concrètes sur ce qu’a été le système stalinien dans son projet fou de refonder l’homme.

La littérature ukrainienne est, elle-aussi, très riche en de tels livres-témoignages. Moi, je voudrais m’arrêter sur un livre, à savoir Au Royaume des vertoukhaï de l’écrivain ukrainien Mykhaïlo Ivassiouk (1917 – 1995). J’ai connu personnellement cet auteur, alors que nous travaillions tous les deux à l’université de Tchernivtsi. Nos rencontres étaient très fréquentes car il donnait des cours de théorie littéraire à la faculté de langues étrangères où j’enseignais le français – pour l’anecdote, nos conversations se déroulaient très souvent en français. Mykhaïlo Ivassiouk, après ses études au lycée de Tchernivtsi, est entré en 1939 à l’université de cette ville, alors roumaine, où il se préparait à étudier les lettres et la philosophie françaises. Mais on l’en a chassé parce qu`il n’était pas à même de régler la taxe que les Ukrainiens, qui eux n’en n’étaient pas dispensés comme leurs camarades roumains, devaient payer. Mykhaïlo Ivassiouk a raconté ses jeunes années à son sauveur – le médecin-psychiatre du Petchorlag[2] –, Alexandre Choulder. Il lui a parlé de cette étrange métamorphose, qui a fait que l’étudiant de la faculté philosophique d’une université européenne prestigieuse, un jeune homme élégant, à lunettes, s’est transformé tout d’un coup en un homme fantomatique souffrant de dystrophie, identifié et marqué par un numéro qui le liait au Goulag , vêtu d`un caban couleur de boue et d’un pantalon taillé dans le même tissu et retenu par une ceinture pourrie. Il évoque ainsi plus tard devant Choulder sa rencontre avec l’Histoire qui détruit ses rêves de jeunesse, il parle « de ses études au lycée et de son désir d`étudier à Grenoble », et constate, amère :

« Mais Hitler, ayant déclenché la guerre avec la Pologne et puis avec la France et l’Angleterre m’en empêcha. Je ne pus réaliser mon rêve. Pendant la guerre personne ne m’octroierait un visa français, et je n’avais aucune envie de m’enrôler dans l’armée royale roumaine, et encore moins dans un régiment de gendarmes. Le gouvernement royal durant vingt années fit subir tant de vilenie et d’horreur aux Ukrainiens de Bucovine – il ferma toutes les écoles ukrainiennes, il interdit même de parler ukrainien, il poursuivit systématiquement les intellectuels ukrainiens. Un tel État, peut-il compter que je le défende ? Je suis donc passé d’une partie de la terre ukrainienne, appelée Bucovine, vers la terre de la grande Ukraine. Et c’est pour cela qu’on me flanqua aux travaux forcés pour trois longues années... et on me transforma en bête de somme »[3] (Ivassiouk, 2007 : 53).

Lors de nos conversations dans les couloirs de notre université, en fumant sa cigarette, parfois, il faisait allusion devant moi à ces années passées à Petchorlag, qu’il comparait aux cercles de l’enfer. Mais, il le faisait avec beaucoup de prudence car, il ne faut pas l’oublier, nous vivions, alors, dans notre pays, dans un régime totalitaire, où chacun pouvait être l’objet d’une dénonciation l’accusant d`incivisme : le tristement célèbre KGB était présent partout.

Mykhaïlo Ivassiouk était un vrai intellectuel avec lequel je pouvais aborder n’importe quel sujet sur les littératures ukrainienne, russe et mondiale. En le regardant vivre auprès de moi, je n’aurais jamais cru qu’il avait enduré tant de souffrances morales et physiques, et qu’il ne s’était jamais résigné aux caprices du sort. Je dois ajouter encore que, vers la fin des années soixante-dix, il a vécu, probablement, la plus grande tragédie de sa vie, dont je fus le témoin, à savoir la disparition de son fils bien-aimé Volodymyr – le plus grand compositeur ukrainien de cette époque, dont la popularité et la gloire, à l’échelle de notre pays, pourraient être comparées avec celles de John Lennon, le leader des Beattles, ce groupe mondialement connu. On a eu l’impression que le ciel était tombé comme une masse de fer sur la tête du père, en déchirant chaque cellule de sa conscience, quand il a annoncé à son amie d’autrefois que le plus grand trésor de sa vie était perdu et qu’il ne lui restait plus rien à perdre... Dans le monologue de sa prière, il se fige devant le visage de son fils, et personne, ni sa femme fidèle, ni ses deux filles charmantes, ne purent interrompre cette prière. Ces anciens vertoukhai[4], ces geôliers qui n`avaient pas réussi à traquer le père épièrent, guettèrent le fils qui, tel un héros de Dovjenko, marchait sur un chemin blanc, baignant dans la lumière du clair de lune, au milieu du printemps et des pommiers en fleurs... Ils l’épièrent et le tuèrent.

Le livre-documentaire de Mykhaïlo Ivassiouk, compte 22 petites nouvelles, et a été publié seulement vingt ans après sa rédaction (il l’a écrit dans les années 80-90 du siècle passé). Ce récit retrace les événements tragiques que l’auteur a connus à Petchorlag jusqu’en 1946. Dans ce camp de travail forcé, les vertoukhai se mettaient en quatre pour l’ajuster à la catégorie des « ennemis du peuple », mais il s’y opposait avec acharnement. Ainsi, même lorsqu’il connut une situation désespérée – le chaland, qui transportait des « esclaves » à travers la Petchora, avait chaviré et il s’était retrouvé projeté dans l’eau glaciale du fleuve –, il blasphèma contre le père des peuples, et trouva ainsi assez de forces pour se sauver du piège des eaux mortifères :

« Je suis maigre comme Don Quichotte. Pourtant dans cette fièvre glaciale les forces ne me quittent pas ; on ne peut pas les plier et les crucifier sur la neige. Je renferme en moi la puissance de mon peuple. Voilà mon cœur qui cogne dans ma poitrine, tel l’épicentre d’un séisme. Faire répandre l’idée d’une société socialiste est le plus grand mensonge, la niaiserie la plus exécrable que l’homme put jamais professer sur notre planète probablement unique dans tout l’univers. Je crois qu’aucun écrivain, même s’il possédait l’imagination la plus débridée, n’eût pu jamais inventer une telle image pathologique et cruelle » (Ivassiouk, 2007 : 29).

Mais même dans ces conditions inhumaines les gens manifestaient leur solidarité et étaient prêts à venir au secours des malheureux. Ayant échappé à la mort grâce à l’aide de deux de ses compagnons, lors du passage de la Petchora, Mykhaïlo Ivassiouk courut, jusqu’à la limite de ses forces, à travers la taïga glaciale, encouragé par ses amis, des esclaves en fait comme lui. Il s’approcha enfin d’une petite maison, frappa à la porte, une femme en sortit, lui parla en ukrainien et le laissa entrer. Elle lui raconta, alors, l’histoire dramatique de sa vie. Toute sa famille avait été déportée d’Ukraine vers la Sibérie pendant la fameuse collectivisation. Elle et sa fille, Oksana, étaient les seules survivantes, car tous les autres membres de la famille n’avaient pu endurer les souffrances atroces qu’on leur avait fait subir (Ivassiouk, 2007 : 32).

Il eut la chance de rencontrer le docteur Choudler, un psychiatre juif, qui avait su rendre compatibles la dignité humaine humiliée et les nouvelles conditions de vie dans un camp de détention entouré de barbelés. Ce docteur lui sauva en définitive la vie ; il disait à Mykhaїlo Ivassiouk :

« Vous vous êtes trouvé sous le pouvoir sauvage d’un cataclysme, il vous rasera jusqu’au sol, si vous parlez d’un esclavage. Les criminels, qui font la politique, n’aiment pas, quand on leur rappelle leur ignorance impudente. En enfer, on ne gronde pas les diables. Des gens épuisés de fatigue sont transformés en bêtes de somme. Le monde semble être vilain et les gens – boueux » (Ivassiouk, 2007 : 53).

Le livre de Mykhaїlo Ivassiouk est de facture classique : une succession de chroniques brèves, presque toujours achevées par une « pointe » comme dans la nouvelle classique. Par exemple, ce dénouement inattendu : quand, au bâtiment psychiatrique de l`hôpital, dans les bras de Mykhaїlo Ivassiouk, meurt Ivan Syniouk – un jeune garçon de Kitsman (c’est la ville natale de Mykhaїlo Ivassiouk) –, son dépérissement évoque dans sa mémoire le chemin qui le menait de la grande route « jusqu`à la châtaigneraie, par où commençait la magnifique forêt de Kitsman. Sur cette route je rencontrais souvent ce garçonnet Ivan Syniouk » (Ivassiouk, 2007 : 131). Il essaie de se rappeler l’odeur de cette forêt, mais autour de lui les gens ne cessaient de mourir, et les corps raides des dystrophiques étaient empilés sur les abords du camp jusqu`au printemps, comme on le fait avec les arbres abattus, en attendant le moment où la terre allait se réveiller et recevoir les corps des martyrs.

« Les empilements des cadavres montaient jusqu’au ciel tout au long de l`hiver, pour se montrer à Dieu. Mais Dieu ne daignait même pas les regarder ; il y en avait quelques milliers » (Ivassiouk, 2007 : 61).

Les conditions de vie de ces prisonniers-esclaves étaient épouvantables. Par exemple, on leur donnait à peine manger (300 grammes de pain par jour), juste assez pour qu’ils ne meurent pas. Ainsi « nourris », ils devaient transporter par jour 80 brouettes remplies de sable. Mykhaїlo Ivassiouk n’en transportait que 60, mais il était toujours hanté par la peur d`être privé de ce morceau de pain. Ainsi vont ces chroniques de Mykhaїlo Ivassiouk : une mosaïque où la planète entière se croise dans la plus effroyable humiliation ; elles relatent aussi bien les cruautés, les absurdités et les affres que le système soviétique avait engendrées, que les actes les plus invisibles d’héroïsme.

Le chapitre intitulé L’insurrection des esclaves montre un épisode exceptionnel dans la vie de ces esclaves. Il en dit long sur l’insoumission et l’invincibilité de l`âme des détenus. Ce fut une vraie révolte des esclaves contre leurs geôliers, contre leur cruauté. Le prétexte en fut très simple. Les geôliers avaient ordonné aux prisonniers de leur préparer un bain très chaud. À peine ces derniers y furent-ils entrés, que ces esclaves les y enfermèrent et se ruèrent vers les casernes, où étaient entreposées les armes de la garnison dont ils s`emparèrent. L’insurrection, dirigée par un certain Chapoval, ukrainien de Kouban, surnommé Spartacus, dura trois semaines. Toutefois, comme l’on peut s’y attendre, les forces étant inégales, les insurgés furent brutalement exterminés. Mais Chapoval ne se rendit pas et ne voulut pas être à la merci de ses vainqueurs, aussi se brûla-t-il la cervelle dans un dernier geste plein de bravoure et de panache (Ivassiouk, 2007 : 143).

Grâce à la protection d’Alexandre Choulder Mykhaїlo Ivassiouk assure les fonctions d’aide-médecin, il fait tout son possible pour faciliter l’existence des prisonniers et les sauver de la mort. Même dans ces conditions inhumaines, il y avait de la place pour les sentiments les plus hauts et pour des rencontres humaines et intellectuelles enrichissantes. Par exemple, Mykhaїlo Ivassiouk a rencontré Iryna Zadons’ka, une compatriote originaire d`une ville ukrainienne, Jytomyr, qui était le chef de cette colonie vouée aux travaux forcés. C’était une femme intelligente, qui avait obtenu ses diplômes dans une faculté des lettres et avec qui il pouvait avoir de riches entretiens. Il lui a parlé de poètes français comme François Villon, Paul Verlaine ou Arthur Rimbaud, et a récité leurs poèmes. Leurs rencontres ont été très fréquentes ; c’était pour lui l’occasion d’évoquer avec elle des poètes italiens (Dante, Saint François d’Assise), russes (Alexandre Blok, Sergueї Essenine) ukrainiens (Oleh Oljytch, Yèvhen Malaniuk, Ivan Franko, Vassyl Tchoumak, etc.). Mykhaїlo Ivassiouk ressentait même de la sympathie envers cette jolie femme, mais il ne pouvait pas comprendre un phénomène humain étrange qui le laissait perplexe : « […] comment dans l’âme de cette femme si raffinée, aux horizons moraux si larges, pouvaient coexister une poétesse qui montrait une grande force émotionnelle et un maître cruel et intraitable pour ses serfs, qu’on trouvait dans les Goulags ? » (Ivassiouk, 2007 : 104). Mykhaїlo Ivassiouk a beaucoup regretté de n’avoir pas pu conserver par écrit quelques vers d’Iryna Zadons’ka pour mettre en lumière, au moins, ce paradoxe et cette contradiction : « […] comment dans le royaume des vertoukhai, même des gens doués, emplis de talent, peuvent-ils ainsi se dégrader et se transformer en propriétaires et maîtres d’esclaves, pour survivre eux-mêmes dans cette “société la plus avancée au monde” » (Ivassiouk, 2007 : 105). Une fois de plus, un homme qui a été le témoin direct de l’inhumain nous interroge jusqu’à l’étourdissement, en nous inoculant un doute profond sur la nature de l’homme, sur une vision humaniste de notre monde. Obsédante, chez lui, revient la même question : comment une utopie qui prônait le bonheur et la liberté de l’homme a-t-il pu enfanter un monstre froid comme Staline et tout un système qui broyait irrémédiablement tous ceux qui osaient revendiquer la possibilité même d’être un homme ? Tirerons-nous un jour une conclusion et des leçons rationnelles sur les massacres qui ont ensanglanté le XX° siècle ? Que faire de ce passé pour ne pas tomber à nouveau sous l’emprise des instincts les plus bas, du cynisme et de l’hypocrisie qui tenaient lieu de science ? Déjà Montaigne lui-même avait été choqué par l’inconcevable principe de sélection qui sévissait en Moscovie, quand les meilleurs esprits qui n`entraient pas dans « l’archine » fixé par « le synode » étaient envoyés de la froide Moscou dans la Sibérie glaciale.

Mykhaїlo Ivassiouk a subi donc trois ans de camps de travaux forcés pour se « repentir » de ses « déviations ». Aussi à la fin de ces épreuves qui l’avaient fait passer par les cercles de l’enfer les plus horribles, Mykhaїlo Ivassiouk pouvait-il penser : « Enfin j’aurai la paix. Je vais me réfugier dans le travail, je vais chercher l’occasion d’échapper à ce royaume odieux des vertoukhai. Je vais ramper à genoux, je vais m’enrouler comme un serpent, faire le malin, me traîner comme le dernier des vers, pour m’enfuir de ce sale paradis sanglant... Oui, il faut me sauver de ce royaume de la faim, de la mort, du travail servile et de cette vie foncièrement animale. Je ressentais devant moi un abîme inconnu, un vide noir, où j’étais prêt à m’enfoncer les yeux bandés » (Ivassiouk, 2007 : 11).

La libération tant rêvée était enfin venue, mais un autre danger guettait Mykhaїlo Ivassiouk. Car au lieu de le laisser partir pour Solikamsk, on voulait l’envoyer dans un véritable camp de la mort à Kniajpogost. Et ce fut de nouveau Choulder qui le sauva pour la deuxième fois. Il fit faire à Mykhaїlo Ivassiouk une piqûre qui eut pour conséquence de le plonger dans une forte fièvre ; on considéra alors qu’il était atteint d’une grave maladie, et on l’envoya à l’infirmerie d’où il pu sortir, enfin, en retrouvant la liberté qu’il avait connue dans sa vie antérieure : « Je commençais une nouvelle vie. Elle ne se différenciait en rien de la précédente » (Ivassiouk, 2007 : 180).

Le roman de Mykhaїlo Ivassiouk se caractérise par un style ramassé et lapidaire, qui sait allier avec bonheur une respiration de lutteur et une architecture de visionnaire. Son texte se concentre sur ces fameux « nœuds » où tout se joue en quelques pages, où l’homme dévoile son visage, où les destins se soudent, où le temps et l’espace se rétrécissent dans le cercle étroit de quelques huis clos révélateurs de notre condition, qu’il s’agisse d’un camp de travail, d’une cellule de prison ou d’une chambre d’hôpital. C’est un roman métaphysique où, abreuvés de leur propre sang et bientôt écrasés sous un rocher d’inhumanité, les Sisyphes des temps modernes entonnent une complainte universelle.

Références

Fauconnier Bernard, 2001, « Une traversée du mal », Magazine littéraire, 394, p. 90.

Ivassiouk Mykhaїlo, 2007, Au royaume des vertoukhaï, Tchernivtsi, Misto (en ukrainien).

Meyronnis François, 2007, De l`extermination considérée comme l`un des beaux-arts, Paris, Gallimard.


[1] Le terme zek désigne les prisonniers du Goulag (abréviation russe de « zaklutchonyi » signifiant détenu, enfermé).

[2] Le camp de Petchora.

[3] Toutes les traductions de l’ukrainien sont faites par nous.

[4] Mot ukrainien signifiant « un geôlier »

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