Maria Matios (née en 1959)

Maria Matios est une écrivaine ukrainienne contemporaine. Elle est l’auteur de nouvelles, de romans et de recueils poétiques. En 2005, elle devient lauréate du Prix National Taras Chevtchenko pour son roman « Daroussia la Douce ».

Maria Matios est née le 19 décembre 1959 dans le village de Roztoky, en Bucovine. Elle fait ses études à la faculté des lettres de l’Université de Tchernivtsi. Elle y obtient le diplôme d’un philologue ukrainien.

Elle débute comme poète dans les années 1970. Son premier poème est publié quand elle a 15 ans. S’en suivent des recueils de poèmes : De l’herbe et des feuilles, Le feu de la gemme, Le jardin de l’impatience, Dix étages d’eau glaciale, Le lasso féminin.

En 1992, elle débute comme prosatrice avec la nouvelle Yuriana et Dovhopol qui est publiée dans la revue «Kyїv». Les livres en prose les plus populaires de Maria Matios sont La Nation, La vie est courte (2001) , Daroussia la Douce (2004), Le Journal d’une femme mise à mort (2005), Mr et Ms Iou dans le pays des ukrs (2006), La Nation. La révélation (2006), Presque jamais non au contraire (2007), Moskalytsia ; La mère Marytsia – la femme de Christophe Colomb (2008); Quatre âges (2009); Les pages arrachées de mon autobiographie (2010).

Elle cumule plusieurs prix littéraires : « Livre de l’année 2008 », « Le couronnement de la parole 2007 », le Prix National de l’Ukraine Taras Chevtchenko 2005, « Livre de l’année 2004 », entre autres. Les œuvres de Maria Matios sont traduites en serbe, roumain, russe, polonais, croate, biélorusse, azerbaïdjanais, japonais, chinois, etc. Elles sont publiées en Chine, au Canada, en Croatie, en Russie, en Serbie et aux Etats Unis.

Daroussia la Douce relate l’histoire des Ukrainiens vivant en Bucovine dans les années 1930-1970. L’auteur définit le genre de son œuvre comme « drame pour trois vies ». C’est un livre-prévention que l’Histoire et tout individu sont toujours liés par un cordon ombilical lors de tous les régimes politiques confondus, que le péché et sa rédemption sont des phénomènes matériels et palpables. C’est un récit sur les meules impitoyables de l’Histoire; sur l’indestructibilité du Mal, mais aussi celle du Bien; sur la tolérance naturelle des gens de différentes nations aux temps des cataclysmes historiques et sur les passions mystérieuses du cœur humain.

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« Contrée torturée, couverte de cicatrices, crucifiée… déchirée… damnée… »

(M. Matios Les Tombes des géants sylvestres)

Dans son ouvrage Le Malheur du siècle. Communisme. Nazisme. Shoah, Alain Besançon compare le communisme et le nazisme sous l’angle des destructions qu’ils ont opérées dans l’ordre physique, moral et politique, et tâche de déterminer où se situe l’unicité de la Shoah. Développant l’idée que l’affirmation de l’unicité de la Shoah n’est pas sans rapport avec le traitement qui a été réservé au communisme, il fonde son analyse sur l’argument que le communisme et le nazisme sont deux espèces d’un même genre, des « jumeaux hétérozygotes » selon Pierre Chaunu. Bien qu’ennemis et issus d’une histoire dissemblable, ils ont plusieurs traits communs : 1/ Leur but est de parvenir à une société parfaite ; 2/ Leurs méthodes se ressemblent ; 3/ Ils ont la même nature et le même mode du pouvoir. En partant de l’idée que la mémoire historique ne les aborde pas pareillement, Alain Besançon avance la thèse que le nazisme est « l’objet d’une exécration » tandis que le communisme « bénéficie d’une amnésie et d’une amnistie » (Besançon, 1998 : 10). Lorsqu’il examine le problème des génocides, l’auteur de l’ouvrage Le Malheur du siècle insiste particulièrement sur les phénomènes d’« amnésie du communisme » et d’« hypermnésie du nazisme », propres à un certain discours historiographique.

Alain Besançon rapproche le génocide des Juifs du génocide ukrainien de 1932-33, étant donné que les deux « génocides ont fait l’objet d’une planification préalable et ont été couverts par le secret. Ces secrets n’ont pas résisté à la défaite militaire ou à la chute des régimes responsables. Cependant, le secret sur le génocide ukrainien n’a été percé que de façon confidentielle et il est encore aujourd’hui fort loin d’être documenté avec précision » (Besançon, 1998 : 126-127). Il est vrai que la famine artificielle, les répressions et les déportations de la population ukrainienne en Sibérie par le pouvoir soviétique ont été en Ukraine très longtemps forclos dans les mémoires et les discours privés et officiels. Ce n’est que récemment que les médias du pays ont levé le voile sur l’interdit, tant un tel sujet était mal accueilli dans l’opinion qu’elle soit russe ou occidentale. Dès lors, il n’est pas étonnant que la question du génocide ukrainien, soulevée par le président actuel de l’Ukraine, accentue les tensions entre ce pays et la Russie. Il faut dire que les divergences de perception de leur histoire commune (du côté russe, la banalisation de la tragédie vécue par les peuples sous le joug du pouvoir soviétique et l’évocation de la nécessité politique des tragédies pour le progrès économique du pays ; du côté ukrainien, la revendication d’un discours historiographique véridique et juste, reconnaissant les crimes commis au nom du communisme) est une des causes principales qui sépare aujourd’hui l’Ukraine et la Russie. En consacrant toute une page aux tensions entre ces deux pays « frères », Le Monde[1] attire l’attention sur la commémoration en Ukraine, en 2008, de la famine orchestrée en 1932-1933 par le pouvoir soviétique, conduisant à un véritable génocide où le quart de la population ukrainienne a péri : « A Kiev, la période stalinienne est scrutée ; à Moscou, elle est banalisée. Dans le nouveau manuel d’histoire à usage des professeurs et des élèves des lycées, qui a reçu l’aval du Kremlin, les purges de 1937, les déportations et le goulag sont décrits comme une étape douloureuse mais nécessaire sur la voie du progrès ».

Alain Besançon rappelle, opportunément, ce fait historique : « Le rapport de Khrouchtchev n’exprime pas le moindre repentir pour les victimes non communistes du communisme. Le seul vrai crime du système stalinien […] est d’avoir mis à mort à grande échelle des communistes fidèles à la cause. […] Les crimes contre les non communistes n’étaient vraiment blâmables […] que dans la mesure où ils handicapaient le projet et affaiblissaient le pouvoir communiste » (Besançon, 1998 : 20). En poursuivant la comparaison entre les génocides nazi et communiste, il remarque que le « secret bolchevik est plus complexe » que le secret nazi, puisque son « noyau était protégé par un brouillard idéologique extrêmement épais qui faisait que, même si le secret couvrant les opérations de destruction était percé, la fuite était colmatée par une volonté d’incrédulité générale » (Besançon, 1998 : 18).

L’historien français analyse les conséquences des destructions opérées par le communisme et le nazisme sur trois plans : « La destruction est matérielle : des hommes vivants ont été transformés en cadavres. Morale : des âmes honnêtes et raisonnables sont devenues criminelles, folles, stupides. Politique : la société a été arrachée de sa forme, remoulée conformément au projet idéologique » (Besançon, 1998 : 21). Ayant cité les cinq étapes de la destruction des Juifs en Europe selon Hilberg (1/ l’expropriation, 2/ la concentration, 3/ les « opérations mobiles de tuerie », 4/ la déportation, 5/ les centres de mise à mort), il constate que « la destruction communiste connaît les quatre premiers moyens, quoique avec des variantes qui tiennent à sa nature et à son projet. Elle a omis le cinquième. Elle en a ajouté deux autres dont le nazisme n’a pas eu besoin : l’exécution judiciaire et la famine » (Besançon, 1998 : 24). Ces étapes dans la destruction des peuples par le communisme sont exemplifiées et illustrées dans le recueil de nouvelles de Marie Matios Apocalypse (première partie de son ouvrage La Nation). Toutefois, il faut préciser que la Bucovine n’a pas connu une famine semblable à celle qui a été organisée en Ukraine centrale et orientale en 1932-33, dont le but explicite était d’en « finir avec l’existence nationale du peuple ukrainien » (Besançon, 1998 : 35). En effet, une telle entreprise aurait été « inefficace » en Bucovine, eu égard à la grande diversité des origines nationales de sa population ; de ce fait rares étaient les lieux de concentration dense d’une seule minorité, ce qui interdisait une sélection génocidaire ciblée, en particulier sur les Ukrainiens.

Six nouvelles racontent les destins tragiques des habitants de villages bucoviniens dans les années 1940-50 : Jurianna et Dovhopol ; Apocalypse ; Levez-vous, maman ; Adieux ; Douze messes ; Invitation à la noce. Marie Matios décrit précisément l’époque où les derniers combattants de l’UPA[2], cachés dans les bois des Carpates, résistaient encore au pouvoir soviétique, en pratiquant des raids sporadiques dans les villages. L’existence d’une telle résistance, soutenue par toute une population, redoublait l’ambition soviétique et exacerbait son désir d’en finir avec le peuple ukrainien de cette contrée. Mais revenons aux cinq étapes de la destruction citées plus haut mises en récit par Marie Matios.

1/ L’expropriation des biens se déploie largement dans les villages bucoviniens. Le nouveau pouvoir saisit les terres et le bétail, et, après la déportation de familles entières, les Soviets s’emparent de leurs maisons et de leurs jardins. Arracher au peuple l’idée de propriété et le soumettre complètement au nouveau pouvoir, telles sont les motivations de l’expropriation communiste. Dans chacune des nouvelles du recueil, Marie Matios montre les conditions dans lesquelles se déroulaient l’expropriation et aussi les drames humains qui l’accompagnaient.

2/ L’exécution judiciaire est un procédé de mise à mort très répandu dans les premières années de mise en place du pouvoir soviétique en Bucovine. Les arrestations, les tortures pour obtenir des aveux, l’inculpation des innocents et ensuite l’extermination sont largement présentes dans l’œuvre de l’auteure ukrainienne. La nouvelle Jurianna et Dovhopol (1992) montre la peur, lourde et terrifiante, qui saisit la population devant les arrestations et les séquestrations. Ainsi, suite à l’arrestation de son mari, Oulassiy, sa femme, Jurianna, va demander au MGBiste Dovhopol la grâce de son mari. Si, au début de l’histoire, ces deux personnages appartiennent à deux camps antagonistes, dans la deuxième partie ils se retrouvent, néanmoins, d’une certaine façon, tous les deux réunis, au seuil de la mort, dans la même voiture qui les emmène à l’hôpital de la ville : Jurianna perd son sang après une fausse couche, survenue à la suite d’un accident dans la ferme du kolkhoze ; Dovhopol est gravement blessé après un attentat commis par les « gens sylvestres[3] ». Redouté par tout le village, qui est visiblement hostile au nouveau pouvoir et soutient les « siens », ce dernier a pour mission de sélectionner les suspects, et tout le monde craint son œil perçant. En effet, si son regard s’arrête sur quelqu’un, son sort est fixé – arrestation, torture (« les doigts coincés dans la porte ») et disparition... En voyant les disparitions successives de leurs voisins, les villageois sombrent dans la folie et dans l’horreur. Il est à noter que l’auteure ne porte aucun jugement sur les camps opposés, seul le changement des perspectives narratives, permet de lire l’histoire selon les points de vue des différents personnages. D’abord Jurianna raconte sa vie pleine de souffrances (mort de douze enfants, travail dur, mari infirme…) ; ensuite l’infirmière russe Doussia raconte la sienne (survie au blocus de Leningrad, guerre, assassinat d’un homme aimé) et s’indigne de la haine entretenue entre les ethnies ukrainienne et russe qui règne dans le village (« Le sang n’a pas de nation. Mais c’est si difficile d’expliquer à ceux qui brûlent de haine contre toi[4] » (Matios, 2007 : 32)) ; et, enfin, le récit se termine par le monologue du chef MGBiste, Didouchenko, qui met en exergue la complexité existentielle et axiologique des histoires vécues par chacun : « Tout est si confondu […] Pourquoi nous tuons-nous sans pitié… […] J’aurais peut-être aimé cette femme… Mais peut-être demain je serai obligé de la tuer… Je les hais tous… Ils ne nous aimeront jamais… […] Autant de sang… Sur nous, Dovhopol… Sur elle, la femme d’Oulassiy… Mais elle a mis au monde tant d’enfants… ce sont des fleuves de sang de vous deux… C’est le même sang… Moi aussi, j’y suis noyé… et qui saura lequel de ces sangs est innocent… le sang… Frère !!! Ne meurs pas ! Je les tuerai tous !!! » (Matios, 2007 : 34-35). Les personnages ne sont pas peints en noir et blanc, chacun d’eux est pris dans des contraintes et des non-dits qui le dépassent. Tout le monde, comme le dirait Sartre, a « les mains sales ». Tous coupables, tous innocents…

3/ La déportation en Sibérie de familles entières était une pratique courante du régime soviétique, après la guerre, dans l’ouest de l’Ukraine. Comme pour les arrestations il existait des quotas qui fixaient, par avance, le nombre des déportations à effectuer. La nouvelle Levez-vous, maman… (1996) décrit une tragédie individuelle dans ce contexte des déportations massives des villageois bucoviniens. L’histoire commence quand le maire d’un village bucovinien reçoit de la préfecture le document officiel – la « commande » – qui fixe arbitrairement le nombre – en l’occurrence dix – de familles du village à déporter, laissant à ce dernier la mission de choisir parmi ses administrés les futurs exilés. Ayant appris que leur nom figurait sur cette liste, les Chandro décident de mettre en scène la mort de leur mère pour échapper à la déportation. Au départ des MGBistes, les membres de la famille, comme par une cruelle coïncidence, trouvent leur mère réellement morte. En effet, cette femme n’a pu supporter les pleurs de ses enfants, et en particulier de ceux qui n’étaient pas dans le secret de cette macabre mise en scène. De plus, elle a été choquée, au sens propre du terme, par l’arrogance des policiers (« La mort vous porte de la chance » – dit l’un d’eux (Matios, 2007 : 79)), à un tel point que son cœur s’est réellement arrêté de battre. Le récit est une longue variation sur deux sentiments douloureux, l’impuissance et le désespoir devant l’inévitable. Cette coloration dysphorique de la prose de l’auteure ukrainienne n’est pas sans rappeler le registre propre à la tragédie grecque. Frosyna, le personnage central de la nouvelle Douze messes (1996), quant à elle, souffre devant son impuissance à « arrêter le Mal », la déportation progressive des villageois. Cette vieille femme se rappelle, alors, que lors d’une sécheresse les femmes du village s’étaient rassemblées, pendant l’office de la messe, pour prier le dieu de la pluie : la sécheresse avait cessé. Mais pour combattre l’horreur actuelle une messe ne suffira pas – il y en aura douze, matin et soir, six jours de suite. Le MGBiste, dont on ne voit que les bottes au seuil de l’entrée de l’église, ne pourra pas empêcher les douze veuves de demander, désespérément, dans leurs prières, la grâce des habitants du village.

4/ Avant le rassemblement, la concentration, des déportés, il était nécessaire de procéder au repérage et à la neutralisation des « ennemis cachés ». Cette tâche a été confiée aux organes de MGB : il leur fallait concentrer, rassembler, « mettre hors d’état de nuire » non pas seulement les paysans aisés ou les résistants, mais aussi ceux qui « pouvaient abriter des sentiments hostiles » ou tout simplement les indifférents (Besançon, 1998 : 26). L’incipit de la nouvelle Douze messes donne au lecteur une idée précise de cette étape : « Le TAMIS INTRUS, invisible et sans pitié, privé de cœur dans la poitrine et de dieu dans l’âme, passait au crible le village de Tchèrèmochnè pour le séparer des familles travailleuses et honnêtes, comme si l’on tamisait la farine amère pour la séparer des vers. On tamisait la population, on la déportait dans les mondes lointains et froids, on les emmenait tous sans merci : les infirmes et les bien-portants, les vieux et les jeunes, les veuves et les filles à marier, les instruits et les illettrés. Il était difficile de concevoir une force qui aurait pu arrêter cette insolence et cette violence […]. Ce n’était même plus le tamis, mais une faux mortelle qui coupait à la racine la fleur du village et faisait tomber les plantes coupées dans le tourbillon de l’inconnu, d’où elles ne renvoyèrent jamais de message rassurant, ni même jamais de message tout court » (Matios, 2007 : 88). Ce filtrage et refiltrage de la population se faisait d’après des indices souvent absurdes : une femme a été arrêtée pour collaboration, car les MGBistes, déguisés en résistants, lui avaient confisqué les chaussettes de laine qu’elle avait tricotées pour ses enfants ; un paysan a été puni pour sabotage, car sa vache, destinée à l’expropriation, avait mangé trop d’herbe et était morte.

5/ Les « opérations mobiles de tuerie » ont accompagné, d’une façon indissociable, les purges et les exécutions à ciel ouvert qui se pratiquaient dans les villages bucoviniens. Elles avaient pour fonction de « dissuader » ceux qui soutenaient secrètement les « gens sylvestres » et, surtout, de repérer les futures victimes des purges. Ainsi, comme le raconte la nouvelle Douze messe, on exposait, près de l’église du village, les corps des Ukrainiens tués, dans le but de repérer ceux qui exprimeraient la moindre compassion. Une autre nouvelle, Invitation à la noce (2001), narre la fuite qu’entreprend une jeune fille pour éviter sa mise à mort ainsi que son salut inattendu. Horrifiée par la découverte, dans la forêt, de ses camarades fusillés, Cornèlia, craignant de subir le même sort, est contrainte d’errer de village en village. Sa situation est aggravée par le fait qu’elle ne peut pas compter sur l’aide des villageois, car chacun avait peur pour sa propre vie et pour sa famille. En effet, les officiers du MGB ne cessaient de sillonner les villages, pour traquer les futures victimes de leurs tueries. Quarante ans après ces faits, Cornèlia n’ose toujours pas parler de son histoire, même à son fils. La peur est toujours omniprésente en elle. La mémoire blessée ne peut, donc, être transformée en héritage ; aussi, toute sa vie, Cornèlia, comme une criminelle, sera-t-elle confrontée non seulement à l’indicible mais aussi à l’absence de quelqu’un qui pourrait l’écouter. La nouvelle, Adieux (1996), est composée uniquement des dialogues qu’échangent deux amoureux, la nuit précédant leur exécution. La réflexion de l’auteure se porte, ici, sur l’utilité ou l’inanité de la résistance et la responsabilité des combattants de l’ombre devant les générations futures. Le sort de l’enfant qu’attend le couple, qui ne naîtra jamais, n’est-il pas la réponse à la question obsédante qu’ils se posent : « Peut-être ne fallait-il pas commencer tout cela ? ». A ce sujet, Paul Ricœur remarque à propos: « On ne peut pas séparer la mémoire du projet et donc du futur. Nous sommes toujours entre la récapitulation de nous-même, la volonté de faire sens avec tout ce qui nous est arrivé, et la projection dans des intentions, des expectations, des anticipations, mais aussi des actes de volonté qui sont toujours des projets, des choses à faire » (P. Ricœur, in Ewald, 2000 : 24).

A la différence des autres, d’après A. Besançon, « les génocides ukrainien et juif reposent uniquement sur [un] projet idéologique, ce qui les réunit dans un même genre. Dans le premier, il s’agissait d’étendre et de parfaire le contrôle communiste en anéantissant la force de résistance qu’était le sentiment national, ou simplement l’existence de la nation ukrainienne. Une fois le but atteint, il n’était pas nécessaire au projet d’ensemble, ni même souhaitable, de "liquider" le reste de la population. Dans le second, le projet de la pureté raciale supposait la mise à mort de tous les Juifs, sans exception » (Besançon, 1998 : 127-128). La nouvelle Apocalypse (2006) situe son histoire dans le contexte des deux génocides, en décrivant la vie de deux familles voisines, l’une ukrainienne et l’autre juive, prises dans la tourmente de l’histoire, qui détruit leur vie paisible fondée sur l’amitié et l’entraide mutuelles. Chacune d’elles connaît un grand nombre de drames spécifiques à leur ethnie, mais la cause profonde de la tragédie qu’ils vivent leur est commune.

Toutes les périodes sombres de l’histoire de la Bucovine défilent dans ce récit de Marie Matios : la première guerre mondiale, l’occupation roumaine, nazie et enfin communiste. En effet, alors, un « char parcourait le monde entier sans faire attention à ceux qu’il broyait avec ses roues – les coupables et les innocents […]. Comme si ces roues ne pouvaient pas faire la différence entre les humains et le poisson, qui était écrasé tous les jours par les charrois de chevaux qui traversaient à gué Tchèrèmoch où il y avait tant de truites. Le poisson dans les rivières affluait et les gens disparaissaient. Il n’y avait pas de sens contraire » (Matios, 2007 : 58). Ainsi, Esther Manschteler, qui a perdu son mari dans les pogroms, est obligée de s’exiler à l’arrivée de l’armée soviétique, en laissant sa fille Hanna à la famille ukrainienne des Sandouliak. Devenue Anna, la jeune fille se suicide dans la prison où elle est enfermée à la suite de son arrestation par le MGB, qui avait tendu un piège aux « gens sylvestres » dans les rangs desquels elle combattait.

Paul Ricœur note que « chacun de nous a le devoir de ne pas oublier, mais de dire le passé, si douloureux soit-il, sur un mode apaisé, sans colère » (2006 : 19). Dans le même esprit, l’écrivaine bucovinienne dit le passé de son peuple sans colère. Dans ses entretiens elle souligne souvent que le thème principal de son œuvre est « l’homme et sa résistance au temps ». Ses parents, sa famille, ses voisins ont été des acteurs des temps tragiques dans ce « lieu de mémoire » qui a été façonné par l’histoire bucovinienne. Mais Marie Matios, le témoin des témoins, n’a pas de comptes à régler avec cette époque, elle préfère la réflexion adaptée à l’échelle des valeurs universelles. Les tragédies qu’elle évoque doivent, selon elle, servir d’électrochoc, alimenté par le courant de la douleur, qui permet de se libérer du fardeau du passé, des blessures morales et de l’exigence de la vengeance. En effet, comment ne pas souscrire aux propos de Paul Ricœur : « Il est exact que dans le cadre précis de la cure thérapeutique le devoir de mémoire se formule comme une tâche : il marque la volonté de l’analysant de contribuer désormais à l’entreprise conjointe de l’analyse à travers les chausse-trapes du transfert. Cette volonté adopte même la forme de l’impératif […] de « tout dire » […]. De son côté, le travail de deuil […] continuera à trancher un à un les liens qui le soumettent à l’emprise des objets perdus de son amour ou de sa haine ; quand à la réconciliation avec la perte elle-même, elle reste à jamais une tâche inachevée » (2000: 107) ?

Extrait de l’article :

Dranenko, Galyna. Les génocides et leurs représentations littéraires dans les oeuvres des écrivains de Bucovine, in: Qualifier des lieux de détention et de massacre (2). Territorialisation, déterritorialisation. – Nancy : Presses universitaires de Nancy, 2009. – P. 313-340.


[1] Le Monde du 10 septembre 2008. Les articles sont signés par Marie Jégo, la correspondante française du journal à Moscou. A ce propos, on notera une « particularité » propre à la majorité des articles écrits sur l’Ukraine, dans la presse française : ils sont rédigés « depuis » Moscou.

[2] Ukraїns’ka Povstans’ka Armiya (l’Armée insurrectionnelle ukrainienne) a été une armée de guérilla de l’Ukraine de l’Ouest, qui, après la guerre, a concentré ses attaques contre les unités du NKVD (ou MGB) et contre les fonctionnaires soviétiques de tous niveaux, surtout dans les Carpates. Ses actions pouvaient toucher tous ceux qui participaient à l’établissement du pouvoir soviétique : officiers de haut rang du NKVD ou de l'Armée rouge, enseignant ou travailleur de la poste envoyés de la Russie ou de l’Ukraine de l’Est. L'UPA a également perturbé les efforts du pouvoir pour collectiviser les terres agricoles. Parfois des unités du NKVD, déguisées en soldats de l'UPA, commettaient des atrocités dans le but de démoraliser la population civile. Les régions contrôlées par l'UPA ont été, ensuite, systématiquement dépeuplées. D’après des données officielles, on estime qu’environ 500 000 Ukrainiens de l’Ouest ont été les victimes des différentes répressions, entre 1944 et 1952 (plus de 134 000 ont été arrêtés, plus de 153 000 tués, plus de 203 000 déportés avec interdiction de revenir en Ukraine). Il faut ajouter que, entre 1940-1950, les Ukrainiens représentaient un cinquième des prisonniers du goulag (Grynevytch, 2004 : 433). Bien que les Soviétiques aient échoué à détruire l'UPA, celle-ci a subi de lourdes pertes et a été forcée de se scinder en petites unités composées de 100 soldats. C'est seulement en 1947-1948 que la résistance de l'UPA a été suffisamment brisée pour permettre la mise en œuvre, par les Soviétiques, de la collectivisation à grande échelle de l'Ouest de l'Ukraine. Eu égard à la censure soviétique, les combattants de l’UPA ne sont devenus que récemment des personnages à part entière de la littérature ukrainienne.

[3] Dans son texte l’écrivaine ne nomme jamais directement les deux camps opposés, n’emploie pas les mots « ukrainien »/ « soviétique, communiste » : soit elle met en italique les pronoms et les adjectifs pronominaux (nous, notre / eux, ceux-là, leur), soit elle emploie des métaphores « gens sylvestres » / les « les approvisionneurs des âmes humaines » pour parler des combattants de l’UPA et des MGBistes.

[4] Toutes les traductions, sauf avis contraire, sont faites par nous.

1 commentaire:

  1. Ви робите гарну справу!!! І нехай всьому світу буде відома українська література!!!

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